春节, chūn jié, la « fête du printemps ».

Le vendredi 12 février est, cette année, le jour de 春节, chūn jié, la « fête du printemps » appelée aussi par les Occidentaux « le nouvel an chinois », traduction d’ailleurs très approximative des termes chinois 农历新年, nóng lì xīn nián, ce qui, littéralement, signifie plutôt « nouvel an du calendrier agricole ». Je dis « cette année » parce que, pour ce peuple de tradition fondamentalement agricole, le printemps, 春天 , chūn tiān, commence le 1° jour du calendrier lunaire, lors de la deuxième nouvelle lune suivant le solstice d’hiver et avant la phase lunaire d’équinoxe du printemps raison pour laquelle sa date varie d’une année à l’autre. Mon intention, en écrivant cela, n’est pas de vous faire savoir ce que vous trouveriez par vous-même en consultant Wikipedia ou n’importe quel autre site d’information, mais d’insister sur ce que le commencement de l’année signifie pour la sagesse chinoise traditionnelle et, peut-être aussi, pour la pensée extrême-orientale en général, voire pour l’humanité toute entière.

Disons tout d’abord que l’année qui commence portera, en chinois, l’appellation de 牛年, niú nián, « année du buffle » (elle fait suite à 鼠年, shǔ nián, « l’année du rat » et précède 虎年, hǔ nián, « l’année du tigre »). « L’année du rat » est la première d’un cycle de douze années, douze étant ici la durée en années de la révolution circum-solaire de la planète Jupiter et non la durée en mois de la révolution circum-terrestre de la lune. Chaque cycle de douze ans marque donc le début d’une période, une régénération et suppose quelque chose de radicalement nouveau. Ainsi, l' »année du rat » qui a débuté le 4 février 2020 pour se terminer le 11 février 2021 a été la première année d’un nouveau cycle et la présente « année du buffle » la seconde du même cycle, etc. Comme dans le monde occidental, le passage à la nouvelle année, ce qu’on appelle le « nouvel an chinois », est, en Chine, une période festive qui donne lieu a diverses célébrations et réjouissances traditionnelles (cf., pour plus de détails, http://www.chine-culture.com/coutumes/comment-feter-le-nouvel-an-chinois.php). L’année qui commence sera donc l’année dite du « buffle », animal symbole tout à la fois de puissance, de rusticité et d’endurance. De plus, comme c’est la deuxième année du cycle, c’est une année réputée 阴, yīn. Rappelons que, pour la sagesse chinoise, le yáng et le yīn sont les deux pôles du flux et du reflux perpétuel des énergies dans toute espèce de phénomène. Dire qu’un phénomène est yīn, c’est donc dire qu’il est probable qu’il marque un repli, une fermeture, une régression. Et inversement pour yáng : expansion, ouverture, progression. Étant entendu que yīn et yáng se succèdent perpétuellement (exactement comme dans les cycles économiques théorisés par Kondratiev et Schumpeter : croissance économique puis récession, dépression). Donc, dire que l’année qui commence est une année yīn, c’est dire qu’elle a été précédée et sera suivie par une année 阳, yáng.

Disons deux mots, à présent, de la saison de printemps 春天, chūn tiān qui, dans le calendrier chinois, débute donc le 12 février. Le printemps est traditionnellement associé aux phénomènes suivants (entre autres, je n’en ai sélectionné que quelques-uns) : le vert, le bois, la planète Jupiter, le foie, la vue, l’acide, la colère, l’humanité, la modération, enfin … la note « mi ». Que la couleur verte représente le printemps n’étonnera personne, aussi n’insisterai-je pas sur ce qui, à l’évidence, justifie cette correspondance. Pour les autres relations, en revanche, un brin d’explication est peut-être nécessaire.

– L’association avec le bois n’est pas très difficile à justifier non plus : le printemps est la saison de la pousse des végétaux, donc, à terme, de la lignification, puis, à plus long terme encore, au pourrissement du bois qui enrichira l’humus sur lequel apparaîtront de nouvelles pousses, etc. De plus, le bois est le résultat d’un processus de lignification. Ce processus s’arrête en hiver et reprend au printemps afin de renforcer le végétal en lui procurant une couche supplémentaire de carapace protectrice. L’agent bois est donc, naturellement, un symbole de stabilité dans l’adaptation.

– Du coup, le printemps est associé aussi à … la planète Jupiter qui, en chinois, se dit 木星, mù xīng, littéralement « l’étoile/la planète du bois » (les Chinois ont le même mot pour « étoile » et « planète »). En effet, Jupiter étant la plus grosse planète du système solaire, il est naturel qu’un peuple paysan l’associe à l’élément prédominant dans l’agriculture, à savoir le bois. Par ailleurs, la combinaison de sa taille et de son éloignement par rapport à nous en fait l’astre le plus régulièrement visible à l’œil nu depuis la Terre (encore un élément de stabilité).

– Pour le foie, l’analogie agricole vaut aussi : le foie est un organe émonctoire, c’est-à-dire qui purge l’organisme d’un certain nombre de déchets toxiques (de même que le rein, le pancréas, le poumon, l’intestin, etc.). La purification de l’organisme vivant n’est, pour les Chinois, qu’un cas particulier de drainage puisqu’il s’agit, dans tous les cas, de désengorger les fonctions vitales en rétablissant la circulation des fluides nourriciers engourdis par l’hiver, bref, d’assurer l’irrigation du vivant. Apparemment, il n’y a aucune raison de donner au foie une primauté quelconque sur les autres émonctoires, sauf que, dans toutes les civilisations, les difficultés de digestion ont toujours été corrélées, à tort ou à raison, à un dysfonctionnement du foie (en Occident, on a longtemps appelé l’indigestion « crise de foie »).

– S’agissant de la vue, on comprend aussi assez facilement pourquoi il symbolise le renouveau printanier : l’être vivant en général et l’être humain en particulier sort de son enfermement hiémal, il en a fini avec son hibernation, il abandonne sa léthargie et l’horizon s’ouvre de nouveau à lui. Du coup on voit plus loin que le bout de son confinement (!), et il cherche à percevoir tout ce qui est susceptible de relancer son élan vital. Là encore, la vue n’a aucune raison d’être le seul organe perceptif en jeu, sauf que, un peu partout, et dans les cultures paysannes, la perception visuelle a toujours été privilégiée pour anticiper les adaptations nécessaires, notamment aux changements de temps.

– Les deux analogies suivantes, celle de l’acide et de la colère, sont, on le ressent intuitivement, intimement liées. Ne dit-on pas que l’acidité gastrique est favorisée par un tempérament un peu trop irascible ? Mais acidité et colère participent aussi du renouveau printanier. À forte concentration d’ions H+, l’acide, c’est bien connu, a des propriétés dissolvantes, donc, derechef, de nature à fluidifier certaines substances, à transformer le dur en (quasi-)liquide. Exactement, si l’on peut dire, comme la colère dont les éruptions sont parfois dissolvantes à l’égard de situations bloquées (exemple des explosions de colère révolutionnaire). Les Chinois ont remarqué qu’il est de saines, voire de saintes colères qui désentravent la circulation des énergies vitales. Enfin, l’acidité est aussi la qualification d’une intensité du vert des fruits et des légumes naissants, en cours de maturation. Du coup, par association, l’acide est la saveur de la jeunesse, laquelle, comme on le sait, a le tempérament sanguin du renouveau fougueux.

– De même, humanité, modération sont, tout autant, indissolublement liées à la renaissance saisonnière. Cela peut paraître paradoxal après ce que nous venons de dire à propos de l’acidité et de la colère. Mais non. Celles-ci sont une modalité yáng, celles-là une modalité yīn du renouveau, un garde-fou moral ou éthique aux débordements de colère, aux excès d’acidité qu’il faut savoir contenir dans les limites de la bienveillance ou de l’humanité (en chinois 仁, rén, signifie à la fois « bienveillance » et « humanité » et est homophone à 人, « l’humain »). Et ce, à l’égard des « dix-mille choses sous le Ciel » comme on dit en chinois, pas seulement à l’égard de ses semblables. « L’homme honorable trouve la paix dans la vertu d’humanité » dit Confucius (Entretiens, IV, 2) rejoignant ainsi une grande constante de la sagesse extrême-orientale, telle, par exemple que l’exprime Patañjali lorsqu’il dit que «  le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ« (Patañjali, Yoga-Sûtra, iv, 3).

– La dernière des associations que j’ai sélectionnées demeure, pour moi, la plus mystérieuse. Certes, la musique et le son sont, pour les Chinois, l’indice de l’accord du Ciel, de l’Homme et de la Terre, du « grand souffle indéterminé de la nature [par lequel] tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches« (Zhuang Zi, iv). Mais pourquoi le printemps est-il associé à la note mi dans la gamme pentatonique (do ré mi sol la) de la musique chinoise traditionnelle ? D’autant que la note la plus fondamentale est le 宫, gōng, do (équivalant au son « AUM » dans l’hindouisme et le bouddhisme). Est-ce parce que le sinogramme 角, jué, signifie tout à la fois « mi », « colère » (cf. ci-dessus) mais aussi « acteur, personnage » (c’est-à-dire celui ou celle qui donne une interprétation, donc une nouvelle vie à un rôle ou une partition) ? Je ne saurais dire. À moins que l’audition du prélude de cette Partita en mi majeur BWV 1006 de Johann Sebastian Bach ou de cette Sonata en mi majeur K 135 de Domenico Scarlatti suffise à donner la réponse.

Car, après tout, nul mieux que Baudelaire ne nous a donné la clé de toutes ces Correspondances :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

MARCHER SUR LA VOIE OU FLÂNER LOIN COMME EN NAGEANT.

Sur un forum de discussion, par ailleurs tout à fait remarquable, consacré à la marche nordique1, il est beaucoup question de compétition, d’effort, de technique, de matériel, etc., autant de thèmes qui, explicitement ou non, posent toujours plus ou moins la même question : comment faire pour optimiser l’effort et maximiser la vitesse ? Et même chez ceux et celles qui reconnaissent la légitimité des motivations non-compétitives (marcher pour se rééduquer fonctionnellement, marcher pour faire des rencontres, naturelles ou sociales, marcher pour se faire du bien, etc.), il y a toujours l’idée sous-jacente que sans la sensation d’un effort pénible (au moins occasionnellement) et sans la sensation de la vitesse, il ne saurait exister de satisfaction légitime. Il semble donc que, pour la mentalité occidentale tout au moins, forcer et aller vite soient des motivations nécessaires de tout mouvement bien accompli, fussent-elles à l’arrière plan d’autres objectifs. Bref, là où Marx disait que le capitalisme avait réduit le système de nos valeurs à une seule, la valeur monétaire, je dirais pour ma part que l’idéologie inhérente au capitalisme a réduit la valeur de tout mouvement à ces deux seules : effort et vitesse. C’est pourquoi je voudrais ici prendre le contre-pied de cette idéologie main stream en faisant l’éloge de la facilité et de la lenteur dans la marche et, tout particulièrement, dans la marche nordique en m’inspirant des enseignements du 道, dào (Tao), notamment en reprenant le titre du premier chapitre de l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement « flâner loin comme en nageant ».

Disons tout d’abord qu’il peut exister plusieurs raisons de conjoindre d’une part le mouvement en général, d’autre part effort et vitesse. Dont la toute première me semble être l’adhésion du plus grand nombre à l’idéologie productiviste : faire le maximum (en particulier, parcourir le maximum de distance) dans le minimum de temps. Rappelons à ce propos que le terme de « record » a été popularisé par Henry Ford, l’inventeur du travail à la chaîne (et, accessoirement, modèle d’un certain Adolf Hitler), qui entendait optimiser la productivité de ses ouvriers en enregistrant (to record = enregistrer) les performances des uns et des autres et en récompensant ceux qui produisaient le plus dans le minimum de temps. Du coup, les travailleurs exploités étaient-ils obligés de souffrir pour obéir aux injonctions de leur hiérarchie, c’est-à-dire de travailler plus et plus vite, toujours plus, toujours plus vite, fût-ce au détriment de leur santé. Rappelons aussi que la notion de « sport », si populaire et qui semble si naturelle aujourd’hui en occident, est fondée sur la nécessité d’inculquer, dès le milieu du XIX° siècle dans les contrées de culture anglo-germanique, les valeurs militaires à des jeunes gens, valeurs parmi lesquelles, bien évidemment, la rapidité de réaction mais aussi le « goût » de l’effort, c’est-à-dire, en fait, le mépris de la souffrance, si ce n’est le mépris de la vie elle-même. Par où l’on reconnaît aussi l’obsession judéo-chrétienne pour une souffrance soit-disant rédemptrice et que, par suite, toute vertu morale commande de rechercher pour elle-même et non plus à titre de simple moyen nécessaire pour atteindre un certain but comme c’était au moins le cas pour les ouvriers d’H. Ford. On comprend alors mieux la culture, tout à la fois de la vitesse et de l’effort que l’on distille auprès du grand public et qui est celle, idéalement, des sportifs dits « professionnels » conçus comme modèles de maximisation la productivité de leur force de travail (ce pour quoi ils sont payés) tout en montrant ou, au moins, en disant qu’ils « aiment » souffrir et non pas, horresco referens, qu’ils souffrent, à l’instar des ouvriers des usines Ford, juste pour gagner leur pain quotidien. S’agissant de la marche nordique en particulier, une autre raison de conjoindre mouvement, effort et vitesse réside dans ses origines. Il s’agissait en effet, lors de l’invention de cette discipline (dans les années 1970 en Finlande), de permettre aux skieurs nordiques de compétition d’entretenir leur compétitivité dans des conditions climatiques estivales qui leur interdisait la pratique de leur sport. Bref, la marche nordique a été, d’emblée, considérée comme un dérivatif pour « sportifs de haut niveau », avec tout ce que cela suppose de partage des valeurs dominantes d’effort et de vitesse. Une bonne illustration de cet interpénétration du sport, du productivisme et du militarisme se trouve dans cette vidéo 2 souvent présentée dans les « réseaux sociaux » comme une introduction à la pratique de la marche nordique.

D’aucuns croient rompre avec cette logique capitalo-militariste de l’effort et de la vitesse du mouvement en général en faisant l’éloge du plaisir dans le mouvement3. Certes, faire l’éloge du corps érotisé, c’est déjà autre chose que de faire l’éloge du corps héroïsé, déformé par la souffrance de ceux qui, icônes médiatiques surentraînées, surexploitées et, souvent aussi surpayées, auxquelles nos jeunes tendent, malheureusement, à s’identifier, se prennent pour des Héraklès modernes4. J’objecterai cependant que la notion de plaisir est très différente de celles de facilité et de lenteur. D’abord le plaisir ne se maîtrise pas, ne se contrôle pas : on l’éprouve immédiatement, souvent sans savoir pourquoi (de même d’ailleurs que son opposé, la douleur, comme le montre, en filigrane, l’un des thèmes principaux de la Recherche de Proust). Du coup, lorsqu’il surgit, toujours à l’improviste, on est incapable de le faire durer. On peut éprouver un plaisir immense à découvrir un paysage ou à échanger avec une personne, et, partant, en garder un souvenir impérissable. Il n’empêche que ce plaisir aura été instantané, fugitif. Bref, il est impossible de cultiver le plaisir, de le viser intentionnellement. Ce qui s’explique aisément : le plaisir est, d’un point de vue biologique, un mécanisme aléatoire de récompense (cf. les études faites sur les rats), donc de renforcement de la motivation propre à entretenir la survie de l’individu et, partant, de l’espèce. Donc, d’une part, celui-ci se présente toujours inopinément pour souligner les comportements à renforcer, et, d’autre part, les études faites sur les addictions montrent que, pour une cause déclenchante de dopamine (hormone du plaisir) donnée, la réponse va diminuant lorsque les occurrences de cette cause se multiplient. D’où l’alternative : nécessité d’ « augmenter les doses » ou bien laisser diminuer l’intensité de la décharge de dopamine jusqu’au point où sa quasi-absence ressentie est interprétée comme une douleur. Donc, même si un conditionnement à la recherche du plaisir semble certainement plus sain qu’un conditionnement à la douleur, éduquer la jeunesse en lui présentant le plaisir comme la récompense suprême, sinon unique, de tout acte, c’est, de facto, l’encourager à œuvrer pour la récompense à tout prix, avec tous les travers que cela suppose en termes de tricherie et, in fine, de désillusion. Bref, comme le dit Aristote, le plaisir peut être un précieux additif au résultat de toute recherche, mais, justement, ce ne sera jamais qu’un effet causal aléatoire et non pas l’objet d’une démarche consciente et méthodique. À la limite, il ne peut être un but qu’à la condition, paradoxale, de n’être pas expressément visé comme but5. Il est d’ailleurs manifeste que les hédonistes (c’est-à-dire ceux qui ont fait l’éloge du plaisir comme valeur suprême) sont au moins aussi malheureux et insatisfaits que ceux qui prônent la valeur rédemptrice de la souffrance. Ils sont même souvent plus cyniques et tyranniques qu’eux, tyrannisés qu’ils sont par l’urgence de toujours profiter égoïstement de la futilité de l’instant plaisant (cf. la figure de Don Juan), au détriment, précisément, de l’instant présent6.

Par contraste, la facilité et la lenteur s’inscrivent dans une présence, une continuité, une voie consciente et intentionnelle de nature à être cultivée. C’est là l’enseignement du 道, dào, la Voie. Car si tout, dans la nature, y compris, donc, dans la nature humaine, n’est que flux et reflux perpétuels,  阴, yīn et 阳, yáng, alors vaine est la recherche du plaisir car au plaisir succédera immanquablement la peine et à la peine le plaisir et ainsi de suite, indéfiniment. Dès lors, sage, conscient, éveillé sera celui qui admettra justement que ce n’est pas l’instant qui compte, fût-il exceptionnellement plaisant, mais que c’est le devenir, le passage, autrement dit le tout, pas la partie. Or un tel passage, une telle transformation sont toujours à la fois progressifs et faciles, on passe toujours progressivement d’un état agréable à un autre désagréable, d’un état paisible à un autre agité, etc. Et ce passage est nécessaire, donc naturellement facile au sens où il n’est nul besoin de le précipiter, de le brusquer. Dès lors, pourquoi vouloir de toute force précipiter la survenance, au demeurant inévitable, de l’agréable en minimisant le désagréable, tout aussi inévitable : à la montée succède la descente, au vent de face le vent de dos, au réchauffement le refroidissement, à l’exaltation la lassitude, etc. Voilà la sagesse : prendre conscience du caractère inéluctable du passage. Les Chinois, pour souhaiter le bon appétit à des convives, 慢慢用, màn màn yòng, « mangez (buvez) lentement ». Et pour souhaiter un bon retour à un hôte, 慢走, màn zǒu, « allez (marchez, roulez) doucement ». Par où l’on retrouve l’un des préceptes les plus fondamentaux du taoïsme : « le Sage travaille à non-agir [无为, wú wéi] » (Lǎo Zǐ, Lao Zi, §2). Ce qui correspond d’ailleurs aussi à un principe de la sagesse hindouiste : « le but [du yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ » (Patañjali, Yoga-Sûtra, iv, 3). Notons que ces formulations n’équivalent nullement à l’éloge d’un quiétisme contemplatif mais, tout au contraire, à une forme d’action, mais d’action sans effort, d’action qui s’inscrit dans la connaissance et le respect d’une nature que la vanité et l’arrogance occidentale prétendent forcer à tout prix7.

La facilité et la lenteur peuvent être comprises comme des noms génériques que l’on donne à une myriade de sensations relatives au mouvement externe (kinesthésiques) et à l’état interne du corps (cénesthésiques), lesquelles sont relatives à la prise de conscience du processus d’accomplissement d’un ensemble de mouvements. Tandis que la vitesse et l’effort sont des absolus mathématiques : la vitesse moyenne est un rapport distance/temps, la vitesse instantanée la dérivée de ce rapport en un point donné, quant à l’effort, il se mesure par le produit d’une masse par le carré d’une vitesse (instantanée ou moyenne). Ces notions sont donc des abstractions que l’on peut comprendre mais non ressentir. De plus, elles n’ont pas de contraire : ce n’est pas parce qu’on diminue sa vitesse qu’on est dans la lenteur et ce n’est pas parce que son effort diminue d’intensité qu’on est dans la facilité. La preuve en est que, dans les deux cas, si ces modifications sont causées par un épuisement de notre énergie motrice, notre désagrément, loin de s’atténuer, a toutes les chances de s’accroître au contraire. Bref, comme nous ne maîtrisons rien, que nous n’avons aucune conscience (ou une représentation fausse8) du processus de notre épuisement, ou, pire, que nous ferons tout pour maintenir en vain effort et vitesse déclinants, nous n’agirons pas pour autant avec facilité et lenteur. À l’inverse, si nous nous nous sentons bien, même si nous augmentons progressivement notre vitesse en veillant à rester en-deçà du seuil de souffrance, en contrôlant notre souffle, en maîtrisant nos appuis, en restant à l’écoute de tous nos mouvements et de toutes nos sensations, nous allons prendre conscience d’une harmonie de notre être avec notre environnement et nous serons dans la facilité et la lenteur. Facilité et lenteur ne sont donc pas, à proprement parler, les contraires de l’effort et de la vitesse (qui sont, encore une fois, des absolus mathématiques) mais plutôt les résultats possibles du renoncement à l’intention d’optimiser à tout prix l’effort et de maximiser à tout prix la vitesse. Ce qui, en outre, n’a rien à voir avec une soit-disant recherche du plaisir mais découle de la simple prise de conscience de processus intra-corporels qui se trouvent entrer en résonance avec les conditions extra-corporelles de ces mêmes processus. Bref, facilité et lenteur supposent une harmonie, au sens musical du terme, un accord entre la terre qui est au-dessous de vous, le ciel qui est au-dessus de vous, et vous qui êtes entre les deux9.

Ce qui n’exclut nullement la notion d’obstacle à contourner, de problème à résoudre et donc de difficulté à surmonter. Bien au contraire. Il y a même dans le Tao (dào), l’idée fondamentale d’une ouverture à l’altérité comme obstacle à franchir qui est celle d’un enrichissement par et dans les opposés. Au point que c’est dans le fait que 阴, yīn, s’oppose à 阳, yáng, que naît 一起,  yī qǐ, c’est-à-dire l’union, l’ensemble. On est là à dix-mille lieues de cette eau tiède de la tolérance (au sens occidental, c’est-à-dire religieux de ce terme), celle qui accepte l’obstacle faute de mieux10 (faute de pouvoir l’éradiquer). L’union par les contraires (et non malgré les contraires) connote une harmonie véritable qui confère à chaque pôle de l’opposition une même dignité. C’est la raison pour laquelle n’importe quelle activité physique pratiquée en dehors de tout esprit de compétition censé « tolérer » hypocritement l’adversité, peut donner un avant-goût de ce qu’est la sagesse taoïste : la fluidité, la lenteur, la quiétude sont une ouverture à l’inconnu, à la nouveauté, à l’imprévu (un paysage, une odeur, un être vivant, …) lesquels peuvent, éventuellement, se révéler des obstacles à la progression du (de la) marcheur(euse). La sagesse consiste évidemment pour lui (elle) à respecter l’existence de cet obstacle, à en tenir compte dans son cheminement. À l’inverse, c’est folie de l’ignorer au vain motif de cet héroïsme tant vanté depuis trop longtemps et selon lequel « ça passe ou ça casse ». Car la sagesse, au sens taoïste du terme réside précisément dans ce vécu de conscience bien spécifique qui consiste à se sentir présent à soi-même (sensations cénesthésiques) et au monde (sensations kinesthésiques), présence qui est LA réalité même. Pensons au sens du verbe « réaliser », to realize en anglais : quand on « réalise » quelque chose, on prend pleinement conscience de toutes ses implications, à l’intérieur comme à l’extérieur de soi. Et quand on « réalise » qu’on ne fait qu’UN avec la terre par nos pieds (et nos bâtons) et avec le ciel par notre tête, on « réalise » en même temps qu’on suit la Voie (道, dào), ou, si l’on préfère, qu’on est sur le bon chemin, celui de la paix, du vide, de l’unité. En l’occurrence, c’est cette présence à la réalité du chemin qu’il s’agit de réaliser quand on marche, réalité infiniment plus perceptible à travers la quadrupédie caractéristique de la marche nordique. D’où l’importance de la maîtrise du rythme, du souffle (气, ), impossibles dans la précipitation et la souffrance caractéristiques de l’obsession de la vitesse. Tandis que la progression paisible de celui (celle) qui, par exemple en marche nordique, avec l’aide de ses bâtons, fait corps et âme avec la voie (道, dào), l’engagent à l’inspiration (气量, qì liàng) dans tous les sens du terme : maîtrise du souffle mais aussi, vagabondage de l’imagination, et prise de conscience de cette unité du marcheur avec son environnement.

Faire l’éloge de la facilité et de la lenteur, c’est donc primordialement célébrer l’unité indéfectible (一, ) du réel, par opposition à la conception occidentale du réel tout à la fois atomistique (une pluralité d’entités réputées indépendantes) et substantiellement dualiste (ces entités doivent être rangées dans l’une de ces deux catégories : la matière ou bien l’esprit11). Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise, un ouvrage vénéré comme l’un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c’est le Yì Jīng, littéralement « livre des mutations » (ou des changements, des transformations). La raison de cette vénération est qu’il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào » . Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d’un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l’origine, yīn et yáng désignent respectivement l’ubac et l’adret d’une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil). L’une des représentations les plus connues, notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, « la grande image »12). La « grande image » est une représentation symbolique de l’unité des contraires : d’où que l’on parte sur la circonférence du cercle en procédant dans une direction ou dans l’autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d’autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n’y a pas de yīn pur ni de yáng pur. Pour autant, la logique de cette représentation est que cette unité du blanc et du noir ne réside pas dans le gris13 comme conciliation définitive des opposés, mais plutôt dans leur présence effective et successive, donc dynamique.


Quelles sont les conséquences pour la marche et la marche nordique en particulier ? D’abord il n’y a plus d’incompatibilité entre le physique et le mental : tout ce qui est physique devient mental et tout ce qui est mental devient physique, et ainsi de suite, perpétuellement. En ce sens, la marche nordique n’est plus une « activité physique » dès lors que le corps n’y est plus conçu comme un instrument au service d’un esprit doté de volonté d’atteindre un objectif mais c’est la Voie elle-même, le processus vital lui-même qui se spiritualise à travers la prise de conscience de l’unité du (de la) marcheur(euse) et de son environnement. Du coup, à la limite, ce n’est même plus une « activité » parce qu’une activité, c’est un moment dans la vie et un moment contingent, non-nécessaire. Or la marche nordique n’est pas un moment mais un symbole de l’unité de la vie : lorsque je marche et, a fortiori, lorsque je marche en étant relié à la Terre par mes quatre appuis et au Ciel par ma respiration calme et profonde, ma lenteur est présence au réel, absence de précipitation. La lenteur dans le cheminement implique cette aisance commune à toutes les sagesses, notamment au taoïsme (« qui marche sur la pointe des pieds perd l’équilibre et tombe à terre. Qui avance à grand pas s’essouffle vite et est dépassé » – Lǎo Zǐ, Lao Zi, §24) et au yoga (« l’ancrage [âsana] doit être stable et facile » – Patañjali, Yoga Sûtra, ii, 46). Faire l’éloge de l’unité14 et faire l’éloge de la facilé et de la lenteur, c’est tout un.

Mais ce n’est pas tout : le terme chinois pour « marche », « randonnée », « promenade », etc. c’est 散步, sàn bù, littéralement « déplacement serein », « avance avec détachement », etc, mettant ainsi en relation la marche et le vide. Il y a donc là l’idée que la marche ne saurait être réduite à une simple « activité », a fortiori une « activité physique ». La pensée chinoise (traditionnelle) la considère d’emblée comme une manière de concevoir la vie : un passage, un flux, un chemin, bref une Voie. Ce n’est pas par hasard que le mot chinois pour « Voie », 道 (dào), est composé de 辶 qui représente la marche et de 頁qui représente la pensée. Marche et taoïsme sont donc indissociables : vivre en suivant la Voie, donc en comprenant que la Nature (et donc, en particulier, notre nature) est à la fois une et fluide, c’est, en quelque sorte, vivre en cheminant. Par conséquent, faire l’éloge de la facilité et de la lenteur, c’est aussi faire l’éloge du vide. Pourquoi ? Comme nous l’avons déjà dit, « travailler à non-agir » [无为, wú wéi], c’est s’efforcer de suivre et, à l’occasion, d’indiquer la Voie (dào) qui est celle du ne-pas-trop () : ne-pas-trop avoir, ne-pas-trop savoir, ne-pas-trop faire. Il ne s’agit, pour autant, de promouvoir ni la misère, ni l’ignorance, ni la paresse. Mais plutôt de constater que les êtres humains ont une tendance insatiable à accumuler : toujours plus de richesses, toujours plus de connaissances, toujours plus d’actions, et de les imputer à un centre imaginaire que la tragédie grecque puis la littérature occidentale ont beaucoup célébré : le « moi ». Or, comme le dit Confucius, le Sage, à la limite, « n’a pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi  » (Entretiens, IX, 4). Sauf que le vide taoïste, loin d’être un néant, est plutôt un ne-pas-trop () dans le sens où la sagesse va consister, non à se complaire dans la vacuité mais dans un souci d’élimination, de délestage à l’égard d’un certain nombre de tendances qui, in fine, nous font souffrir dans la mesure où, d’une part, nous n’en maîtrisons pas les conditions (d’où déceptions, désillusions, amertume, etc.) et où, d’autre part, elles ne sont pas conformes au cours de la (de notre) nature (d’où maladies, traumatismes et mort prématurée). Comme l’avaient déjà souligné les sagesses grecques antiques (épicurisme, stoïcisme), un tel processus d’élagage conduit toujours, in fine, à se vider de ce « moi » idéal et fantasmé que nous nous forgeons comme un modèle auquel on s’évertue à conformer le réel à toute force pour le remplir d’objectifs de productivité inutiles dans le meilleur des cas, nuisibles dans le pire ! Que veut dire, dès lors, dans la pratique de la marche nordique, marcher en abandonnant son propre « moi » ? Comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas de renoncer à la tâche de surmonter l’éventuel obstacle, donc aussi de renoncer à une certaine rapidité de réaction. Comme le dit Lǎo Zǐ, « parmi les hommes les uns marchent en avant et les autres s’attardent. Les uns ont un souffle léger, les autres une haleine puissante. Certains sont forts, d’autres faibles. Les uns renversent ce que d’autres ont bâti » (Lao Zi, §29), voulant dire par là que la lenteur n’est pas la lourdeur et que, à l’inverse, la légèreté est toujours vive, rapide. Dans une activité physique, la lourdeur consiste à se battre abstraitement contre le chronomètre, à désirer aller toujours plus vite, à se mouvoir dans la poursuite obsédante de la performance, du record. Tandis que la légèreté consiste, au contraire, en ce que nore souffle se confond avec « le grand souffle [, ] indéterminé de la Nature qui s’appelle vent [, fēng] » dirait Zhuāng Zǐ (Zhuang Zi, iv). C’est alors que l’énergie (气, ) circule librement de la Terre (阴, yīn) vers le Ciel (阳, yáng) au point même que le « moi » s’abolit. Il est dissous dans ce continuum, tout à la fois cheminement (la vie est un flux, on ne l’arrête pas, sauf à mourir) et incertitude (on ne sait jamais ce que l’on va rencontrer au détour du chemin). Le relâchement est total. Le vide est total. Le bienfait immense. Plus encore en marche nordique où la quadrupédie favorise la décontraction, l’abandon des tensions, le non-contrôle des sensations kinesthésiques15 (liées au mouvement) sans risque pour la coordination motrice et l’équilibre. D’une manière générale, « l’homme qui parcourt le monde en faisant le vide en lui, nul ne peut lui faire de mal » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, xx)16.

Marcher dans l’esprit taoïste, c’est donc enfin, de ce point de vue, se couler dans le processus naturel, être en paix avec lui. A contrario, le conflit, la guerre (战, zhàn) consiste à prétendre s’affranchir du cours de la Nature. Et comme le « moi » du marcheur est déjà dissous dans ce cours naturel, suivre la Voie, c’est aussi, d’une certaine manière, être en paix avec soi-même. Inversement, tenter d’aller contre-Nature, c’est toujours se faire du mal à soi-même. Je dois avouer que des expressions telles que, « se dépasser », « aller au-delà de ses limites », « apprivoiser sa propre souffrance », etc., autant de tics de langage proprement occidentaux, m’ont toujours laissé songeur. À la limite, je puis concevoir que celui ou celle qui croit en l’existence d’un paradis qui rédimerait dans l’au-delà les souffrances éprouvées ici-bas s’impose de telles souffrances, voire finisse par les « aimer » dans une forme finalement assez rationnelle de masochisme. Mais pour les autres ? Quelle peut bien être la motivation de celui ou celle qui, sous couvert d' »activité physique », voire de « meilleure santé » est en guerre contre soi-même ? Si, comme le pensent les taoïstes, nous n’avons qu’une vie, à quoi bon se la rendre volontairement pénible ? En chinois, pour se souhaiter une bonne santé, on dit 万寿无疆, wàn shòu wú jiāng, littéralement « encore dix-mille anniversaires ». Vivre bien, c’est vivre longtemps. Alors pourquoi s’évertuer à écourter cette vie en s’imposant des efforts absurdes ? Et, corrélativement, comment s’étonner que celui qui ne respecte même pas sa propre vie, puisse se sentir concerné par celle d’autrui ? C’est pourquoi la seule manière de marcher qui soit compatible avec le dào, c’est la marche paisible, tranquille, sereine, c’est-à-dire pacifique : « celui qui sait marcher ne laisse pas de traces » dit Lǎo Zǐ (Lao Zi, §27), n’agresse, ne modifie ni ne marque rien ni personne. En marchant paisiblement, on est en paix avec 万物, wàn wù, tous les êtres. De plus, l’extraordinaire souplesse, la fabuleuse fluidité (en chinois, 流利,  liú lì, littéralement « circulation avec profit ») du mouvement qu’autorise cette forme de déplacement où l’on transfère, à l’aide de deux bâtons, sa force motrice alternativement de l’arrière vers l’avant et d’un côté vers l’autre faisant ainsi participer l’ensemble du corps au cheminement, voilà bien la meilleure illustration possible que l’on puisse donner de l’esprit du dào qui est donc aussi, me semble-t-il, celui de la marche nordique. Tout à la fois vide, unité et paix. Tout à l’opposé, on le voit, de ce fameux « esprit de compétition » qui a si bonne presse en occident, telle l’eau, le Sage ne s’imposant à rien ni à personne, imprègne tout lieu, y compris le plus improbable, de sa présence discrète : « la suprême vertu est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie » (Lǎo Zǐ, Lao Zi, §8)17.

Je voudrais terminer en insistant tout particulièrement sur la fonction du bâton dans la marche nordique. On a tendance à comprendre l’appui sur un bâton comme une nécessité pour le vieillard de compenser sa sénescence18 : ne parle-t-on pas du « bâton de vieillesse » ? Mais alors, pourquoi le « bâton de pèlerin » ? Les pèlerins ne sont pas tous des vieillards. Et dans les civilisations nomades ? Pourquoi la déambulation s’accompagne-t-elle souvent d’un ou deux bâtons ? Pour ne rien dire de nos modernes randonneur(euse)s. En fait, les bâtons de marche ne sont pas des orthèses mais des instruments/organes. Je dis « instrument/organes » parce que, dans certaines langues, par exemple en chinois ou en grec, il n’y a qu’un seul mot pour désigner l’instrument et l’organe : ὄργανον (organon) ou 器 (), rappelant par là que l’instrument (pensez au pinceau du peintre ou au violon du violoniste) n’est que le prolongement « naturel » de l’organe biologique et non pas un redresseur de torts. Bref, marcher avec un (des) bâton(s) est aussi « naturel » que de manger avec des couverts ou boire dans un verre. Bien sûr, la forme de ces instruments/organes varie dans le temps et dans l’espace. Bien sûr, on peut aussi s’en passer (mais on peut aussi se passer d’un bras ou d’une jambe). Il reste ceci : leur utilisation vise le perfectionnement. En particulier, l’utilisation des bâtons dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « marche nordique » perfectionne la marche. En quel sens ? Depuis toujours, nous avons conçu des moyens plus efficaces que la marche pour optimiser nos déplacements. Aussi, lorsque nous marchons, le déplacement n’est qu’une finalité marginale. En général, nous marchons pour nous sentir bien. Nous savons d’instinct que la marche va nous apporter détente, sérénité, délassement. Dans la langue chinoise, l’un des innombrables termes pour désigner la marche est 行 (xíng) qui signifie aussi accord, harmonie. C’est que la pensée chinoise traditionnelle conçoit l’existence humaine comme un chemin, une voie (道, dào) semée d’imprévus, d’embûches mais aussi de rencontres fastes. Aussi la sagesse nous commande-t-elle de favoriser notre cheminement, d’harmoniser notre progression en rendant nos membres le plus efficaces possible. Raison pour laquelle le bâton est un instrument/organe (sur)chargé de symbolisme : symbole de puissance (virilité, souveraineté), arme défensive éventuelle (on ne sait jamais), mais aussi, chez les taoïstes, 天地之间 (tiān dì zhī jiān), « intermédiaire entre le ciel et la terre », c’est-à-dire entre le lumineux et l’obscur, le lourd et le léger, le massif et l’éthéré, bref, le corps et l’esprit. Voilà pourquoi, lorsque nous marchons sans autre but que de marcher, nous nous sentons bien. Et voilà pourquoi, lorsque nous utilisons astucieusement une paire de bâton pour optimiser notre cheminement, et pour peu que nous renoncions aux absurdes injonctions de performance que nous dicte notre culture occidentale, nous nous sentons encore mieux. C’est que, comme le dit Zhuāng Zǐ, nous inspirons non seulement l’énergie (气, ) qui vient d’en haut (l’air), mais nous nous nourrissons tout autant de l’énergie tellurique, celle qui vient d’en bas, à savoir la configuration et la contexture du sol qui se trouve sous nos pieds et auxquelles nos bâtons nous permettent de nous conformer avec une grande précision. Ce n’est pas pour rien que l’un des caractères chinois pour dire « bâton », c’est 棒 (bàng) qui signifie aussi « épi de maïs » et … « excellence » ! En effet, en marchant avec des bâtons, nous sentons que nous progressons vers l’excellence, 成道 (chéng dào), disent les Chinois.


Il me semble qu’il y a contradiction entre la pratique pluri-millénaire de la marche par l’humanité (la marche nordique n’étant qu’une forme particulière de marche) d’une part et, d’autre part, les notions d’effort et de vitesse. Depuis toujours, en effet, on marche soit pour se rendre quelque part (la marche est un moyen), soit pour éprouver un bien-être que l’on n’éprouve que dans et par la marche (la marche est un but en soi). Dans le premier cas, même si on hâte le pas, on renonce au moins à la vitesse, autrement, on emprunterait un traîneau, un cheval, une automobile, un TGV, etc., à tout le moins se mettrait-on à trottiner, voire à courir. Dans le second cas, on expérimente une manière d’exister consistant à se promener, à flâner, à se détendre, à rechercher une harmonie. Si la sagesse chinoise a inventé le 道, le dào, c’est-à-dire « la voie », « le chemin », c’est bien parce que la vie est un passage, la vie humaine un passage conscient et la longue vie humaine, un passage conscient et lent consistant, si possible, comme le dit l’expression chinoise 慢条斯理, màn tiáo sī lǐ, à « tracer un chemin sans nous y brûler ». D’ailleurs, le sinogramme 道 (dào) est composé de deux caractères : 辶 qui représente la marche et頁qui représente la conscience. Et le terme chinois pour « promenade » s’écrit 散步 et s’énonce sàn bù, littéralement « parcourir avec détachement ». Ce qui suggérerait que la marche n’est pas essentiellement ce qu’on appellerait une « activité physique » au même titre que le tennis, le cyclisme ou le water-polo, mais plutôt une manière de vivre en harmonie avec le monde. Je dirai donc que marcher n’est pas une activité mais une conception (plutôt orientale, il est vrai) de la vie et que marcher avec des bâtons (« marcher nordique ») n’est pas un sport mais une éthique de la souplesse, de la fluidité, de l’abandon du « moi », de la paix, de l’accord avec la nature. Raison pour laquelle, nous dit Lǎo Zǐ, le (la) marcheur(euse) ne laisse pas de traces : il (elle) communie corps et âme avec son milieu, il (elle) ne se fait pas remarquer, il (elle) ne détruit rien, ne bouscule rien (ni personne). Il (elle) est simplement 自由自在 (zì yóu zì zài), facile, insouciant(e), à l’aise, naturel(le), disponible, ouvert(e). Ou encore, 逍遥游 (xiāo yáo yóu), il (elle) musarde calmement et longuement comme s’il (elle) nageait. Nous voici donc revenus à l’origine de la marche et, comme le dit encore Lǎo Zǐ « revenir à l’origine c’est être en repos ; être en repos c’est revenir à la vie ; revenir à la vie c’est être constant ; être constant c’est être éclairé » (Lao Zi, §16). Depuis la nuit des temps, la marche complétée par l’usage d’un ou deux bâton(s) est une nécessité vitale pour les civilisations nomades. Et pour les sédentaires, elle est restée le symbole du cheminement tortueux et incertain de l’existence : toute la pensée chinoise de la Voie (道, dào)19 est contenue dans ce symbolisme. Raison pour laquelle la sagesse y est toujours représentée sous les traits d’un vieil homme qui médite en se promenant ou en voyageant appuyé sur son bâton20. La marche nordique ne fait que réactiver ce vieil atavisme. C’est ce qui en fait la grandeur.

1Cf. Je Marche Nordique

2Et encore ai-je choisi là l’une des plus sympathiques. D’autres le sont beaucoup moins comme celle-ci, celle-là, ou encore cette autre, de loin la plus caricaturale.

3Voire de la « zénitude ». Sauf qu' »être zen » au sens occidental couramment admis de cette expression est un contre-sens. Ce mot, japonais, viens du chinois 禅, chán, qui signifie « contemplation, méditation, détachement », tout le contraire, comme nous allons le voir, de cette notion de récompense bien méritée après effort bien méritoire.

4À ce propos, rappelons que les fameux « douze travaux » d’icelui sont appelés, en grec, Δωδέκαθλος  (dôdékathlos), faisant apparaître la racine « athlos » (athlète, athlétisme, décathlon, etc.) qui signifie, à l’origine « exploit ». Les traductions anglaise (the twelve labors of Hercules) et italienne (le dodici fatiche di Ercole) mettent, quant à elles, l’accent sur le caractère pénible, fastidieux de l’héroïque entreprise.

5Ce que Jon Elster appelle un « effet essentiellement indirect ». Un bon exemple de ce dont il s’agit réside dans l’intention de vouloir à tout prix s’endormir, de loin le meilleur moyen de rester éveillé !

6Cf. mon article « l’Éternité du Présent ».

7Comparons Descartes : « connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature » (Discours de la Méthode, VI) et Wittgenstein : « tu ne peux tirer sur la graine pour la faire sortir du sol. Tout ce que tu peux faire est de lui fournir chaleur, humidité et lumière » (Remarques Mêlées, 42).

8Par exemple lorsque vous vous représentez, à l’instar de ce bon vieux Descartes, votre corps comme une mécanique (en l’occurrence, une horloge).

9Notons qu’il n’y a pas la moindre religiosité dans la conception taoïste de la triade天(tiān)/人(rén)/地 (dì), ciel/homme/terre. C’est juste une vision du réel diamétralement opposée à la conception occidentale dominante (héritée de la Bible et de la Théogonie d’Hésiode) Cf. Zhuāng Zǐ : « le ciel et la terre furent engendrés avec moi et les dix-mille êtres ne font qu’un avec moi » ( Zhuang Zi, ii).  Cf. aussi Wittgenstein : « le je fait son entrée dans la philosophie grâce à ceci : que « le monde est mon monde » . Le je philosophique n’est ni l’être humain, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont s’occupe la psychologie, mais c’est le sujet métaphysique, qui est frontière – et non partie – du monde » (Tractatus Logico-Philosophicus, 5,641).

10« Tolérer, c’est s’abstenir de combattre ce qu’on ne peut changer » (Locke, a Letter on Toleration).

11Cf. mon article Corps et Âme.

12Littéralement « image de la poutre maîtresse » ou encore, « image de l’axe central » : .

13Le « juste milieu aristotélicien », fondement de l’idée occidentale de « tolérance » qui suppose un compromis, un arrêt des conflits.

14Préoccupation que l’on retrouve aussi dans le yoga : « pour l[a] prévention [des perturbations mentales], la pratique d’une seule réalité [eka tattva abhyâsa] » (Patañjali, Yoga-Sûtra, i, 32).

15On objectera que les sensations dont je prends conscience sont mes sensations, qu’elles sont nécessairement rapportées à un « moi ». Sans entrer ici dans un long développement fastidieux, disons simplement que c’est bien notre habitus de pensée mais qu’il n’y a là nulle nécessité. On peut tout à fait considérer mes sensations comme des phénomènes naturels qui se manifestent ici et maintenant et on peut tout à fait, à l’instar d’un Wittgenstein ou d’un Descombes, penser les termes « moi » ou « je » non comme des pronoms mais comme des adverbes (cf. Conscience de soi, Connaissance de soi, Intentionalité et Identité).

16Précepte fondamental partagé aussi par l’enseignement du yoga : « le Yoga consiste à suspendre l’agitation psychique et mentale [yogas citta vritti nirodhah]. C’est alors que le Voyant [drashtu] est établi dans sa propre et véritable nature [svarûpe]. Autrement, il s’identifie aux mouvements des opérations mentales [vritti] » (Patañjali, Yoga-Sûtra, i, 2-3-4).

17Rappelons aussi l’importance de la non-violence (ahimsa) pour la pensée hindoue en général et, en particulier, pour l’enseignement du yoga :  « des pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela » (Patañjali, Yoga-Sûtra , ii, 34).

18Cf. l’énigme que la Sphinge pose à Œdipe : « qu’est-ce qui a quatre pieds le matin, deux l’après-midi et trois le soir ?« 

19On remarquera la ressemblance frappante entre les sinogrammes 道, dào (voie), 逍, xiāo (flâner) et 遥, yáo (au loin). Par ailleurs, le composant graphique 辶 qui représente la marche est l’un des cinq qui, dans l’écriture chinoise, connotent l’idée de cheminement. Ensemble, ces cinq radicaux entrent dans la composition de plusieurs centaines de sinogrammes.

20Cf. cette représentation de Zhuāng Zǐ.

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ? (vidéo et résumé de la conférence)

Voici la vidéo puis le résumé de la conférence que j’aurais dû donner devant les membres de l’Institut de Yoga à la Maison du Yoga au Plan d’Aups le 29 mars 2020 si …

VIDEO :

*Première partie

*Deuxième partie

RESUME :

La première fois que j’ai lu les Yoga-Sûtra dans la traduction et avec les commentaires de Jean Bouchart d’Orval, le texte de Patañjali m’a paru éminemment philosophique. Puis, avec le recul du temps et l’utilisation que j’ai dû en faire, notamment dans ma conférence sur la dualité du corps et de l’esprit, cela m’a semblé de moins en moins évident, au point même que j’ai fini par en parler comme d’un exemple de « sagesse » et non plus de « philosophie ». Depuis, j’ai lu plusieurs autres traductions et commentaires de ce vénérable texte et j’ai été frappé par le fait que tou(te)s les traducteur(trice)s et commentateur(trice)s que j’ai consulté(e)s le qualifiaient indistinctement de philosophie et/ou de sagesse. D’où le double problème qui s’est fait jour dans mon esprit : d’abord, doit-on considérer ces termes comme synonymes, sinon, lequel convient le mieux au Patañjali des Yoga-Sûtra ?1

PREMIER CRITÈRE, LE VIDE :

Pour Platon et la philosophie grecque :

Disons tout de suite que, pour la philosophie le vide n’est pas un objet de pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels2 de la philosophie à l’égard de la notion de vide, il faut rappeler les conditions socio-historiques de son émergence : d’une part la démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les valeurs et leur application, d’autre part la guerre incessante d’Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Pélopponèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l’absorption progressive de la Grèce dans l’empire de Philippe II. Pour toutes ces raisons, l’invention de ce qu’il est convenu d’appeler, dans notre culture, la « philosophie » à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° avant notre ère3 se veut être une réaction nostalgique contre ce que le duo mythique Socrate-Platon considère comme l’ère du vide très éloignée de l’âge d’or d’Athènes à l’époque de Périclès (première moitié du V° siècle) et que la lamentable affaire dite « des Arginuses »4 ainsi que les comédies d’Aristophane illustrent à merveille.

Cette ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d’abord avec l’opinion de plus en plus largement répandue qu’il n’y a pas de réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou, comme le dit le penseur pré-socratique5 Héraclite, « tout coule [panta rhéï]« . Vacuité sémantique ensuite puisque, s’il n’y a rien de stable en ce bas-monde, alors, en particulier, comme les rhéteurs et les sophistes s’en vont le répétant, il n’y a pas non plus de vérité. « L’homme est la mesure de toute chose » proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là qu’il n’y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai aujourd’hui ne l’était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui vaut pour l’un ne vaut pas pour l’autre et, pour parodier Pascal, vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale ou éthique enfin puisque, s’il n’y a pas de vérité, il y en a encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de l’humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d’entre les hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au détour d’un malheureux concours de circonstances, de commettre les pires absurdités, voire les pires atrocités6.

Comme remède à cette triple vacuité considérée par eux comme pathologique7, les premiers Philosophes préconisent au contraire l’attachement à la plénitude éternelle et immuable de l’Être, du Vrai et du Bien. Raison pour laquelle la philosophie va consister, dans un premier temps, à contempler l’Être afin d’en tirer des connaissances absolument et définitivement Vraies, en particulier la connaissance de ce qui, dans l’action humaine, est absolument et définitivement Bien. Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours dualiste : « l’idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du Bien » (Platon, République, VI, 505a-509a). L’analogie entre le Bien et le soleil est significative : nous avons, d’un côté le monde de l’esprit (topos noètos) éclairé par le Bien, de l’autre le monde de la matière (topos horatos) éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l’Être éternel et immuable, le second le séjour du non-Être passager et fugace. Par ailleurs, on voit combien le discours philosophique adopte un ton grandiloquent dans la mesure où il s’agit avant tout de démontrer et de convaincre face à l’habileté rhétorique des rhéteurs et des sophistes rompus aux exigences du débat démocratique. Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet « œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité« 8.

Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :

Les milieux érudits chinois connaissent à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l’immuabilité de l’Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l’Empire du Milieu (c’est ainsi que les chinois nomment leur pays9) n’est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s’étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l’époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de paix et de relative prospérité. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la nostalgie de l’Être éternel et immuable est moins urgente qu’en Grèce à la même époque.

L’école de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de Lǎo Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu’à professer une réaction contre la tendance à la vénération de l’Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les mots pour des choses : par exemple, si je dis « aujourd’hui, il y a des nuages dans le ciel », les termes « nuage » et « ciel » renvoient sans doute à des « choses » extérieures au langage et qui en garantissent la signification en termes de conditions de vérité. Mais qu’en est-il si je remplace « aujourd’hui » par demain et « il y a » par « il y aura » ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien qu’il n’y ait manifestement plus rien, à l’extérieur du langage, pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis, si je mets ma phrase au passé, elle peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes de celles de la phrase au présent. Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus favorable, celui où nos mots réfèrent à des « choses » extérieures présentes qu’ils désignent (« aujourd’hui, il y a des nuages dans le ciel »), en quoi peut-on dire que ces « choses » sont des êtres au sens métaphysique du terme, c’est-à-dire au sens où ces « choses » seraient constituées autour d’un noyau de substance10 éternel et immuable. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu’il n’y a pas, à proprement parler, de « choses » mais seulement des événements, des processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en transformation perpétuelle et que la stabilité (a fortiori l’immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout processus ?

D’où, notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo Zǐ et de ses disciples) l’idée que le réel se confond avec le non-Être, l’impermanent, le fluent, le passager. La sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de la conception héraclitéenne, honnie des premiers Philosophes, d’après laquelle « tout coule ». Sauf que, dans le cas chinois, ce non-Être n’est justement pas synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie11 de la disponibilité, de l’indétermination, du devenir, de l’ouverture à une infinité de possibilités. Pour les taoïstes, donc, le vide n’est rien moins que la matrice du réel12. Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente rayons autour d’un moyeu : c’est le vide central [] qui fait l’utilité du chariot » (Lǎo Zǐ, Tao Te King13, §11) ; « le grand souffle [] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches » (Zhuāng Zǐ14Zhuang Zi, iv). Dans les deux cas, il s’agit de souligner le rôle que joue le vide, le non-Être, c’est-à-dire le possible, le virtuel, dans la réalité du mouvement (le moyeu grâce auquel tourne la roue) et dans la réalité des perceptions (le vent par lequel nous entendons les sons).

On remarquera, au passage, à quel point le mode d’argumentation du Sage chinois diffère de celui du Philosophe grec : il importe en effet non pas de démontrer méthodiquement pour convaincre d’une manière générale mais plutôt de montrer par la métaphore pour suggérer, non pas de dire dans l’absolu ce qui est, mais d’indiquer contextuellement ce qui (se) passe. D’où également, à l’opposé du discours grandiloquent du Philosophe, une subtile parcimonie langagière : le Sage n’est pas un orateur mais un taiseux. Et à l’opposé de l’élitisme du Philosophe, l’effacement du non-attachement, de la modestie, de l’humilité. Dans tous les cas, « le Maître […] n’a pas d’idée15, pas de nécessité, pas de position, pas de moi » (Confucius, Entretiens, IX, 4). Et, là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d’agir afin de résoudre les maux de l’humanité, « le Sage travaille à non-agir [wéi wú wéi] »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2) : il se contente d’indiquer ponctuellement la Voie (dào)16 du ne-pas () : ne-pas-avoir, ne-pas-savoir17, ne-pas-faire. De sorte que, tout en adoptant implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est celui de la philosophie grecque, la sagesse chinoise, tout au moins dans ses versions confucianiste et taoïste, en prend le contre-pied systématique en faisant l’éloge du non-Être, autrement dit du vide.

Pour Patañjali et le Yoga :

Là encore, pour comprendre la position du problème, il convient de planter le décor matériel et culturel du Yoga en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga fait partie des six darshana astika ou doctrines orthodoxes18 de la tradition indienne, c’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe reconnaissant l’autorité des Vedas et des Upanishads, et les interprétant chacune d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Mutatis mutandis, toutes ces doctrines sont dualistes dans le sens où elles reposent sur le même dogme d’une double nature de la réalité, à la fois matière muable et corruptible (prakriti ou pradhâna) et esprit immuable et éternel (purusha ou âtman). À cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier, un point commun avec la philosophie grecque et un autre avec la sagesse chinoise.

Sauf que, contrairement à celles-ci, ce n’est ni l’ontologie, ni la sémantique, ni l’éthique mais le seul aspect anthropologique (voire psychologique dans le cas du Yoga) qui intéresse la tradition spirituelle indienne. En effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade19, il s’agit pour elle de considérer l’illusion systématique (mâyâ) dont souffre l’homme en raison de la causalité universelle (karman) pour, nécessairement, désirer l’en délivrer (nirvâna). De là, diverses « stratégies » de délivrance dont le Yoga donne un exemple saisissant, notamment en se définissant comme « suspension de l’agitation mentale [citta vritti nirodah] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). Pourquoi faut-il « suspendre l’agitation mentale » ? Eh bien parce que « les trois guna nés de prakriti, […] enchaînent dans le corps […] l’Habitant impérissable du corps. […] Sattva attache au bonheur, rajas à l’action, […] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l’erreur et à l’inaction » (Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence, cette causalité se trouve, en temps réel, signalée et reflétée par le mental (citta)20. Or « l’habitant impérissable du corps« , autrement dit l’esprit (purusha), a une tendance maladive à s’identifier au mental par l’injonction « voici ce que tu es [tat tvam asi] »(Chandogya Upanishad, 6.8.7). Et voilà la funeste illusion (mâyâ) : l’esprit, éternel et immuable, n’est pas le mental puisque celui-ci, contrairement à celui-là, est une émanation de la matière (prakriti) muable et corruptible. Ce dont seul celui qui est doté de suffisamment de discernement (viveka) se rend compte et pour qui, dès lors, « tout est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or] la douleur à venir peut être évitée » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 15-16).

C’est ainsi que tout l’effort de la spiritualité traditionnelle indienne, donc du Yoga en particulier, va consister à fournir ce discernement qui fera résister, à l’avenir, à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha à citta en créant entre eux une sorte d’espace, de vide. Ysé Tardan-Masquelier21 rappelle l’importance de la notion de renoncement (sannyâsa) dans la culture indienne : non seulement accomplissement de l’existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle social de sagesse que représentent les renonçants (sannyâsin) mis au rang des saints. De fait, la notion de renoncement est implicitement présente dans chacun des huit membres (angâni) du Yoga de Patañjali. Dans les deux premiers (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l’égard d’autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.). Dans le troisième (âsana), on parle de l’assise, de la posture ferme et confortable qu’il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément22. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en nous satisfaisant de seulement remplir d’air nos poumons mais, tout au contraire, mettre l’accent sur le souffle, sur l’expiration23. Puis, dans les cinquième et sixième angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l’errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d’aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier les occasions de solliciter le mental (citta).

C’est alors que nous parvenons au huitième et dernier membre du Yoga (samâdhi) dans lequel il est encore question de renoncement. En l’occurrence, de renoncement à la connaissance. En effet, « le plus haut degré dans le lâcher-prise, c’est se détacher des guna grâce à la conscience de soi [purusha]. Le samâdhi samprajñata dans lequel la conscience est encore tournée vers l’extérieur fait appel à la réflexion, au raisonnement […]. Quand cesse toute activité mentale […] s’établit le samâdhi asamprajñata, sans support » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 16-18). Car si la connaissance (fût-elle celle de purusha dans le cadre du samâdhi samprajñata) est, comme le dira Wittgenstein24, l’échelle qui permet de parvenir au sommet, elle doit être repoussée du pied une fois celui-ci atteint. De là, samâdhi asamprajñata c’est-à-dire samâdhi sans connaissance.

On voit donc que les Yoga-Sûtra de Patañjali se signalent par une conception extrêmement originale du vide avec la notion de vairâgya qui ne se confond ni avec le néant de Platon, ni avec la matrice universelle de Lǎo Zǐ mais qui est conçue comme une distance, un écart à instaurer entre purusha et citta : « vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur » (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15).

DEUXIÈME CRITÈRE, L’UNITÉ :

Pour Platon et la philosophie grecque :

La tâche que s’assigne la philosophie platonicienne va être, on s’en doute, moins l’unité que la discrimination, la distinction consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner de l’impermanence des choses, leur Être véritable, c’est-à-dire stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer clairement et distinctement, comme le dira Descartes, les subtils indices du réel là où, précisément, le vulgaire se laisse berner par l’apparente globalité indivise des choses, globalité qualifiée d’obscure et de confuse par le Philosophe. Aussi celui-ci s’évertue-t-il à établir une triple partition, une triple dichotomie au niveau ontologique de l’Être, au niveau sémantique du Vrai et au niveau éthique du Bien.

Du point de vue ontologique, on l’a vu, les corps physiques sont réputés fournir à l’œil biologique du vulgaire l’illusion du changement, du mouvement. Tandis que l’élite dotée de ce que Platon appelle « l’œil de l’esprit » perçoit, ou, en tout cas, soupçonne immédiatement le même véritable dans l’apparence de l’autre. Rappelons en effet qu’« il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon, République, VI, 485b). Or cette essence immuable n’est accessible qu’à condition de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés illusoires par les adorateurs de l’Être. D’où cette tendance proprement philosophique à disqualifier la matière pour promouvoir un soi-disant principe immatériel (la pensée, l’âme, l’esprit, la psukhè, etc.25) censé assumer cette plénitude de l’Être dont la matière est décidément dépourvue.

Il s’ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer d’un point de vue sémantique les données sensibles lorsqu’il s’agit de s’interroger sur les conditions de vérité d’un énoncé. En effet, « quand il s’agit de l’acquisition de la vérité, […] la vue et l’ouïe offrent-ils quelque certitude ou […] n’entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? […] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation » (Platon, Phédon, 65c-66a). Au point même de ne pas hésiter à ravaler les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives et olfactives) au rang des délires et des hallucinations, comme le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l’esprit, n’étaient non plus vraies que les illusions de [ses] songes » (Descartes, Discours de la Méthode, IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de la Vérité suppose, ipso facto, l’exclusion des données sensibles.

Il en va de même enfin lorsqu’on se place sur le plan éthique ou moral26. L’exclusive philosophique se manifeste alors à l’égard des émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans spontanés du corps soupçonnés d’alimenter l’immoralité et la violence là où la connaissance philosophique de l’Être et de sa Vérité conduit, on l’a vu, à diviniser le Bien absolu. Il ne saurait, en effet, y avoir de philosophie sans une maîtrise de « la partie [de l’homme] où siège le désir qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant] garde que celle-ci, après s’être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l’économie générale » (Platon, République, IV, 441c-443d). Là encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination.

Nul mieux que Clément Rosset27 n’a résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu’il dit que « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu’il appelle « l’éclat du vrai » suppose, en amont, la contemplation de l’Être, et, en aval, la pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le dualisme (matière/esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal, faire de la philosophie, c’est avoir toujours « une pensée de derrière« , une double pensée, une arrière-pensée. C’est donc rejeter a priori toute célébration de l’unité.

Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :

Afin de le soumettre immédiatement à l’examen et à la critique taoïstes, nous avons volontairement passé sous silence l’un des principes méthodologiques fondateurs de cette duplicité philosophique : à savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir d’Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s’énonce de la manière suivante (c’est Socrate qui parle) : « je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s’écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d’autant plus grand d’être réfuté, qu’il est véritablement plus avantageux d’être délivré du plus grand des maux, que d’en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l’homme, aucun mal égal à celui d’avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons » (Platon, Gorgias, 458b). Bref, faire de la philosophie, c’est fondamentalement traquer le faux du non-Être et le chasser pour qu’en creux resplendisse le Vrai de l’Être. Car, dira Aristote, « il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous le même rapport » (Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b 19-20). Ce qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que, de deux choses l’une, ou bien la phrase « il est assis » est vraie et la phrase « il n’est pas assis » est fausse, ou bien c’est l’inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si l’on tient à ce qu’elles soient conjointement vraies, alors le « il » dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que le « il » de la deuxième (par exemple, respectivement, Socrate et Glaucon). Et si l’on refuse cette distinction, il faut alors admettre que la première phrase est vraie à l’instant t et la deuxième à l’instant t’ différent de t. Bref, ce qui est est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus être ; ce qui est vrai est vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le devenir.

Les Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d’argument. Et c’est en vertu de la dénonciation de ce double fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu’ils le déconstruisent. Loin d’eux l’idée de nier l’intérêt pratique du principe de (non-)contradiction. Les taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d’Elis28 a donné à ce terme. Il ne s’agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement. Lorsque j’annonce que je vais faire quelque chose, ce n’est évidemment pas pareil que lorsque j’annonce que je ne vais pas le faire. Mais, encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur, on me comprend, certes, mais ce n’est pas pour cela qu’il existe un Être comme « la moitié gauche du mur » (où commence-t-elle ? où s’arrête-t-elle ?). Si je dis que je vais peindre aujourd’hui, je suis parfaitement intelligible mais ce n’est pas pour cela qu’il existe un Être comme l' »aujourd’hui » (quand commence-t-il ? quand finit-il ?). De même, désigner un morceau de l’espace-temps en le nommant « Socrate » et le distinguer d’un autre morceau nommé « Glaucon » est parfaitement légitime … tant qu’on ne va pas s’imaginer que ces deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans l’espace et dans le temps ! Car c’est bien le même espace et le même temps qui englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa moitié droite, l’aujourd’hui le hier et le demain29. Tout ça pour dire que le Sage, tout à l’inverse du Philosophe, entend faire prendre conscience de la grande Unité dont procède toute réalité. De sorte qu’il n’y a plus lieu d’exclure les contraires.

Dans la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion des contraires en dénonçant le principe de (non-)contradiction comme une conception erronée de l’espace et du temps, on peut dire que le dào (tao) est la Voie de la grande Unité et que le Tao Te King est le traité de cette grande Unité. La contradiction n’y est pas abordée dans une vision philosophique des choses comme l’autre du même, l’ablation de l’autre dans le même, mais y est considérée, tout au contraire, comme le devenir-autre du même : « le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s’accordent mutuellement. L’antériorité et la postériorité sont la conséquence l’une de l’autre » (Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). Ce « même » étant, en l’occurrence, le grand processus cosmique et qui est l’unité de la Voie dont toute chose, tout processus, est la manifestation.

Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise30, un ouvrage vénéré comme l’un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c’est le Yi King (yì jīng, littéralement « livre des mutations, des changements, des transformations, etc. »), livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et sagesse et auquel aucun sage chinois, et Lǎo Zǐ moins que tout autre, ne manque de faire allusion. La raison est facile à saisir : c’est qu’il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào »(Grand Commentaire du Yi King). Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d’un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l’origine, yīn et yáng désignent respectivement l’ubac et l’adret d’une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil)31. L’une des représentations les plus connues32, notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, la « grande image », littéralement « image de la poutre maîtresse » ou encore « image de l’axe porteur ») :

On comprend intuitivement et sans difficulté le sens de cette représentation : d’une part, d’où que l’on parte sur la circonférence du cercle33 en procédant dans une direction ou dans l’autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d’autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n’y a pas de yīn pur ni de yáng pur. D’où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les contraires, loin de s’exclure s’attirent et s’entremêlent.

Pour Patañjali et le Yoga :

Il existe une autre représentation bien connue de cette unité des contraires qui ruine le principe philosophique de (non-)contradiction, mais qui appartient cette fois à la tradition indienne. C’est la danse de Shiva Natarâja, (« Shiva, roi de la danse ») effectuant ânanda tândava (« la danse de la félicité ») :

Là encore, le sens de cette sculpture du XIII° siècle34 n’est pas bien difficile à saisir. Shiva, le dieu de la destruction35, danse dans un (quasi-)cercle de feu une jambe prenant appui sur la voûte céleste, l’autre piétinant le nain Muyalaka qui représente l’ignorance et de la bêtise. Il a la taille ceinte de Nâga, la divinité de la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ, déesse du fleuve Gange qui charrie toute chose. Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure la flamme tout à la fois de la destruction et de la régénération. Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā, geste auguste de protection, et sa main gauche antérieure montre sa jambe levée comme symbole de l’espoir de libération (moksha). Tout donc, dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui de l’unicité du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du monde.

De ce point de vue, en tant qu’ils s’inscrivent dans la tradition hindouiste, on serait tenté de penser que les Yoga-Sûtra de Patañjali sont plus proches de la vision taoïste de l’unité des contraires que du principe de (non-)contradiction qui est celui de la philosophie grecque. Après tout, comme chez Lǎo Zǐ, pour Patañjali « l’état particulier d’un objet [traduction de tattva, « réalité »] est l’expression de l’unicité d’une certaine combinaison des énergies fondamentales [guna] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), ce qui revient à dire qu’il existe a priori une certaine unité de la nature (pradhâna) dans sa fluidité même. Pourtant, une telle proximité n’a rien évident. D’abord parce que, à l’instar de la philosophie grecque, nous avons vu que le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une certaine discrimination de purusha à l’égard de prakriti, et ce, afin de restaurer purusha dans ses droits en rappelant que « l’agitation du mental [citta vritti] est toujours perçue par la conscience profonde [purusha], toute puissante en raison de son immuabilité » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 18). Ensuite parce que l’étymologie de yoga comme celle de samâdhi évoquent clairement l’idée d’une unification36. Or, l’unification est un processus de liaison de ce qui, à l’origine, est réputé délié. D’où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est susceptible d’être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne peut être ni purusha, immuable par essence, ni prakriti, toujours identique à soi dans sa mutabilité même.

Patañjali nous explique que « ce but [samâdhi] est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur. […] Ou bien on peut l’atteindre par l’abandon total au Seigneur Suprême [ishvara pranidhâna] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21, 23), bref, qu’il peut être atteint, soit par abandon à la divinité, soit par recours à l’effort volontaire. Mais prenons garde d’abord que la divinité (ishvara) en question n’est pas du tout le Dieu personnel du monothéisme37 mais rien d’autre que l’Esprit lui-même (purusha), une fois débarrassé des citta vritti : « le Seigneur [ishvara] est un purusha particulier non touché par les souffrances, les actes, les résultats et l’espace des intentions » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 24). Le raisonnement de Patañjali peut paraître surprenant puisqu’il nous dit que si l’on veut réaliser l’objectif suprême du Yoga, samâdhi, l’une des deux voies possibles est de considérer le but (purifier purusha des citta vritti) comme déjà atteint, laissant alors irrésolue la question de savoir comment, précisément, on fait pour l’atteindre. Ce qui revient à dire qu’il n’y a, en fait, qu’une seule possibilité sans alternative : celle de l’effort volontaire. Inconséquence, optimisme, pensée magique ? Pour ma part, j’inclinerais plutôt vers une autre explication, celle que privilégierait la pensée taoïste : samâdhi n’est pas un but à atteindre par le moyen de l’effort volontaire, mais la conséquence naturellement induite par cet effort volontaire considéré alors, non comme un agencement de moyens, mais comme un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes38. Si telle est la bonne explication, quelles sont donc ces conditions, en quoi consiste l’effort ?

Eh bien c’est ce que réalise la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse [tapas], étude de soi [svadhyâya] et abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], tels sont les aspects pratiques du yoga » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 1), trois aspects « pratiques » qui reviennent au même puisque, de quelque point de vue qu’on l’aborde, la pratique du Yoga converge toujours vers citta vritti nirodah, c’est-à-dire la prévention de cette malheureuse dispersion mentale à quoi s’identifie purusha. Or, si l’on veut enrayer une dispersion, quelle qu’elle soit, entre réalités diverses, rien ne vaut la concentration sur une seule réalité. D’où, logiquement, « pour l[a] prévention [des citta vritti], la pratique d’une seule réalité [eka tattva abhyâsa] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 32). Si l’on se souvient que citta vritti n’est que la manifestation psychique de l’agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l’agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l’ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakriti), il convient d’abord d’unifier les mouvements du corps. D’où l’importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l’ascèse [tapas] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), ii, 43). De fait, quiconque observe une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des « postures », âsana, dont la tenue témoigne de l’ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l’unité du mental (citta) associé au corps (prakriti)39.

TROISIÈME CRITÈRE, LA PAIX :

Pour Platon et la philosophie grecque :

À la suite de ce que l’on a dit précédemment des conditions d’émergence de la philosophie, on imagine mal que celle-ci ne soit pas, par nature, éristique, polémique, donc facteur de conflit plutôt que de paix. Je citerai juste trois témoignages de penseurs (quasi-)contemporains sur cet aspect de la philosophie : « les Philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système » (Musil, l’Homme sans Qualités, I, §62) ; « il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction » (Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse) ; « c’est dans la mesure où l’homme est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii). Pour Musil, le Philosophe est un militaire qui a raté sa vocation40, pour Freud, un intransigeant, un fanatique, un dogmatique, un sectaire. Quant à Rosset, il rappelle qu’il n’y a pas d’agression humaine, guerre, viol ou bagarre qui ne commence par des paroles qui vont justifier l’agression en la présentant comme la conséquence fatale d’une situation que ces mêmes paroles auront suffi à provoquer41. Autant dire que le Philosophe va traiter la notion de paix avec la même condescendance que celles de vide ou d’unité.

Pourtant, il serait abusif de considérer le Philosophe comme un va-t-en-guerre systématique dont le langage policé et distingué dissimulerait plus ou moins efficacement une furie destructrice. Non, le Philosophe est, généralement, un iréniste42, mais il l’est à la façon des despotes, des dictateurs : il milite pour LA paix, si l’on veut43, mais d’une part, c’est de SA propre conception de la paix qu’il s’agit toujours, à l’exclusion de nulle autre, et, d’autre part, la paix dont il est question est toujours une « paix des braves », une pax romana, c’est-à-dire une paix que le vainqueur d’un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu’en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l’État [polis] et dans l’âme d’un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. […] Ainsi nous dirons, je pense […] que ce qui rend l’État juste [dikaïon], rend également l’individu juste [et que] l’État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s’agissant de l’âme] n’appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c’est en elle que réside la sagesse, et qu’elle est chargée de veiller sur l’âme tout entière ? […] L’homme juste […] établit un ordre véritable dans son intérieur […], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia]44 » (Platon, République, IV, 441c-443d).

D’abord, nous remarquerons la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s’autoriser à conclure sur la base d’un argument analogique, en l’occurrence l’analogie, qui est posée d’autorité sans autre forme de justification45, entre la Cité (polis) et l’âme (psukhè). Ensuite, et c’est bien là le plus grave, une fois admise cette analogie, on doit admettre aussi que, de même que ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander « paisiblement » les moins bons, moins forts, moins riches, de même, c’est la raison46 qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l’âme et ce, au nom de la justice (dikaïosunè). Et de même que, à la suite d’un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaut toujours, immanquablement, d’un « ordre juste » enfin (r)établi, de même, donc, il est réputé philosophiquement « juste » que l’âme soit « apaisée » par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc. Dans tous les cas, c’est à cette condition que, chaque partie prenante « remplit le devoir qui lui est propre » (en l’occurrence, soit commander, soit obéir) et, partant, préserve la paix, qu’elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre « juste ». On voit donc que pour Platon, il est moins question de paix que de pacification, d’établissement par la force, d’un ordre supposé juste a priori. Quant à l’origine de la force supposée capable d’atteindre un tel objectif, c’est, pour garder l’analogie platonicienne entre la Cité (polis) et l’âme (psukhè), la force publique (l’armée, la police) dans un cas, la force morale individuelle (le devoir) dans l’autre.

Pour Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :

Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n’est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée dans la notion d’unité de la Voie.Il suffit en effet qu’il y ait conjonction d’événements (y compris d’événements contraires) pour que cette conjonction soit présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l’un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d’harmonie est-il le terme 和() qui n’est autre que la conjonction « et ». En d’autres termes, il suffit que l’événement e et l’événement e’ soient conjoints dans l’espace et/ou dans le temps pour qu’ils soient réputés en harmonie47 au motif que l’un et l’autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c’est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître exagérément optimiste. Il convient donc d’apporter deux petites précisions.

Premièrement, le terme « optimisme » a été inventé par le philosophe allemand de la fin du XVII° et du début du XVIII° siècles Gottfried Leibniz pour désigner sa conception de ce qu’il appelle lui-même « l’harmonie pré-établie » et qui consiste à penser que notre univers est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être48. Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui avaient vécu en Chine et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu’il n’y ait, entre la notion leibnizienne d’harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu’une simple coïncidence.

Deuxièmement, « [l’accord céleste] c’est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs » (Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l’intérêt qu’il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à distinguer, discriminer, exclure. Sauf que, encore et toujours, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion. Lesquelles ne sont rien, en tout cas rien de réel, rien au-delà des mots. Car, comme le dira Wittgenstein, notre langage « laisse toute chose en l’état« , il ne saurait attenter aux propriétés du réel. Finalement, il n’y a pas lieu de parler d' »optimisme » à propos de la conception taoïste de l’harmonie comme conjonction puisque, au fond, ce terme montre un problème que nous avons mais ne dit absolument rien du réel.

Cela dit, il existe-t-il, en chinois au moins un autre terme qui connote l’idée de paix, c’est le mot 中 (zhōng) qui désigne le milieu, le centre49, à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d’application des forces de gravité et qui définit l’équilibre d’un corps. La notion de paix inhérente à ce terme n’est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l’humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur50, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête » (Lǎozǐ, Tao Te King, §15). La paix n’est pas obtenue par une action vertueuse qui s’insinuerait dans le devenir naturel en faisant dévier, voire même arrêter, son cours. La paix n’est pas un état que l’on obtient par la force mais un processus qui se produit naturellement, pour peu, justement qu’on ne se chagrine pas en lui assignant un terme dans l’espace et/ou dans le temps. Et, de même que, pour continuer à filer l’analogie platonicienne, le médecin51 ne (r)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même, de même, le Sage ne (r)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations les situations propices à ce re-centrage dans la Voie qu’il montre, qu’il indique, notamment par l’exemple de son propre comportement.

Autrement dit, d’une part il est absurde de chercher la paix en tentant de s’abstraire du devenir, à l’instar de ce que prétend réaliser le Philosophe, d’autre part, la paix entendue comme harmonie pré-établie peut et doit être socialement confirmée et parachevée par la sagesse de « celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête« . D’où l’importance anthropologique du modèle d’aisance et de simplicité du Sage52. Dans ces deux acceptions (conjonction et centralité) finalement complémentaires, une commune notion de paix qui est celle de l’aisance naturelle conforme à la Voie. Ce que confirme la fréquence de la métaphore de l’eau dans les propos du Sage : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). Telle l’eau, le Sage n’agit pas mais répand facilement ses bienfaits en imprégnant tous les lieux, y compris les plus improbables, les plus vils, de sa présence discrète : « la suprême vertu est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie » (Lǎo Zǐ, Tao Te King, §8).

Pour Patañjali et le Yoga :

Il semblerait que l’idée de paix soit spontanément associée par l’opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot « paix » est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l’indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu’exploiter l’importance, bien réelle, de la notion colatérale d’ahimsâ (« non-violence »), en particulier dans l’hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui » (Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! » (Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l’idée que les êtres humains doivent se comporter de manière respectueuse à l’égard de toutes les entité jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Quant à la forme injonctive que prennent ces exemples, ils tendraient à abonder dans le sens philosophique d’une force morale destinée, en tout cas chez l’homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.

Or, s’agissant des Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n’est moins évident qu’une telle convergence. Remarquons tout d’abord qu’il n’y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ, « violence/non-violence » (B.O., F.M., J.P.), « nuisance/non-nuisance » (A.D).  Celles-ci sont, d’ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c’est-à-dire aux « réfrènements » (J.P.), aux « maîtrises » (A.D.), à la « discipline » (B.O.), bref, aux « règles de vie dans la relation aux autres » (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34 et 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération  (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d’ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l’incontinence, de l’accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car « ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin53. Méditer sur le contraire empêche cela » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, même si la solution de Patañjali semble se rapprocher de celle de Lǎo Zǐ, notamment lorsqu’il souligne qu’« en présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ] tous les êtres renoncent à l’inimitié54 » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 35), on voit tout de suite pourquoi, en réalité, il n’en est rien : c’est que, comme Françoise Mazet prend le risque de l’interpréter, il s’agit, pour Patañjali de susciter ahimsâ par la méditation55 comme moyen posé en vue d’une fin à atteindre, en l’occurrence, on le sait déjà, samâdhi, ce qui, derechef, renvoie à l’effort volontaire de la philosophie grecque plus qu’à l’aisance naturelle de la sagesse chinoise.

Sauf que, d’une part nous avons déjà écarté cette forme d’interprétation à propos de la question de l’unité, et, d’autre part, contrairement à la fois à l’une et à l’autre, la solution préconisée par le Yoga de Patañjali pour (r)établir la paix sous forme de « non-violence » (« non-nuisance ») passe, nous l’avons vu, par une distanciation (vairâgya) de l’esprit particulier (purusha) à l’égard du corps particulier (prakriti), ce qui suppose une pratique unificatrice (eka tattva abhyâsa) du mental (citta) comme représentant en temps réel des modifications (vritti) du corps. En d’autres termes, sans pour autant méconnaître les enjeux sociaux et anthropologiques qui sont, explicitement, ceux de Platon ou de Lǎo Zǐ, la pratique du Yoga telle qu’elle est préconisée par Patañjali se présente comme celle d’un entraînement psychique. Le mot « entraînement » devant s’entendre à la fois comme répétition patiente d’exercices et à la fois comme mécanisme qui entraîne des effets à sa suite, notamment des effets implicites de paix sociale56. Et « psychique » devant se prendre dans son acception étymologique, c’est-à-dire concernant au premier chef l’âme (psukhè), l’esprit, la conscience, le mental, etc., bref, tout ce que les dualismes de tout bord57 distinguent du physique, du corps, de la matière.

Cela posé, il reste qu’à la suite de l’enchaînement âsana-prânâyâma-pratyahârâ-dhâranâ-dhyâna, l’effet explicitement envisagé par cet « entraînement psychique » reste samâdhi, cet état d’unification du mental (citta) seul compatible avec l’essentielle quiétude de l’esprit (purusha), le seul état mental qui fasse droit à la nature éternelle et immuable de l’esprit. De fait, seule « l’expérience du samâdhi sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de clarté [prasâda]» (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 47). Alors, « c’est le samâdhi absolu [nirbîjah samâdhih] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 51). Car, qui l’a atteint « ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi» (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29), autrement dit, du fait que l’esprit n’est plus perturbé par l’agitation du mental, le yogi en ressent une infinité de bienfaits. Finalement, la notion de paix qui colore implicitement la totalité du texte de Patañjali est celle prasâda, c’est-à-dire de sérénité, de quiétude, de paix intérieure à l’esprit58, ce qu’Ysé Tardan-Masquelier appelle joliment la « non-violence à l’égard de soi-même« .

CONCLUSION :

Nous avions posé deux questions en introduction auxquelles il nous semble, à présent, possible de répondre. Premièrement, il nous semble évident que, sous les deux illustrations que nous en avons proposées et qui sont la pensée grecque antique pour l’une et la pensée chinoise antique pour l’autre, la philosophie et la sagesse, non seulement ne sont pas synonymes, mais sont diamétralement opposées au vu des critères d’analyse que nous avons utilisés. Deuxièmement, il nous paraît tout aussi clair que, à l’aune de ces mêmes critères, les Yoga-Sûtra de Patañjali manifestent une originalité tant à l’égard de la philosophie grecque qu’à l’égard de la sagesse chinoise. À savoir :

* ni l’attachement philosophique ni le non-attachement taoïste, mais le détachement (vairâgya) par le Yoga

* ni la duplicité philosophique ni l’unicité taoïste, mais l’unification par la pratique (eka tattva abhyâsa) du Yoga

* ni la pacification philosophique ni l’harmonie pré-établie taoïste, mais la paix intérieure (prasâda) dans le Yoga.

NOTES :

1Trois précisions méthodologiques : 1) je vais utiliser trois critères (le vide, l’unité et la paix) qui m’ont été suggérés par la lecture du Philosophe et sinologue français François Jullien et qu’il emprunte lui-même à Xún Zǐ, penseur chinois néo-confucianiste du III° siècle avant notre ère ; 2) plutôt que d’essayer de situer le texte de Patañjali par rapport à LA philosophie en général et/ou à LA sagesse en général, j’ai préféré être plus concret en confiant la défense et l’illustration de l’une et de l’autre, respectivement au Philosophe grec Platon et au Sage chinois Lǎo Zǐ ; 3) étant complètement ignorant dans la langue sanskrite, chaque fois que je citerai Patañjali, je le ferai dans la traduction qui me paraîtra la plus pertinente eu égard à mon propos sans jamais préjuger de sa valeur linguistique intrinsèque (AD pour Alyette Degrâces, BO pour Jean Bouchart d’Orval, FM pour Françoise Mazet, JP pour Jean Papin).

2Ce désintérêt de la philosophie pour le vide va disparaître progressivement à partir du XVII° siècle (Pascal), et, surtout, du XX° siècle (existentialisme, épistémologie).

3Cf. Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie.

4En -406, une bataille navale mettant aux prises, au large des îles Arginuses, Athènes et Sparte voit la défaite de celle-ci mais, au retour, les stratèges athéniens, au lieu d’être acclamés par l’Ekklèsia, sont au contraire condamnés à mort pour n’avoir pas pris soin des marins tombés au combat. Ce qui n’empêche pas l’assemblée populaire, sans doute prise de remords, de réhabiliter officiellement lesdits stratèges peut de temps après leur exécution ! Si l’on en croit Xénophon (les Mémorable), un certain Socrate, qui se trouve exercer les fonctions de prytane à ce moment, aurait été fortement impressionné par cette affaire.

5Dans le vocabulaire de l’histoire de la philosophie, « pré-socratique » veut dire pré-philosophique.

6Citons par exemple Ajax qui est à deux doigts d’exterminer toute l’armée achéenne, Héraklès ou Médée qui tuent leurs propres enfants, et, bien entendu, Œdipe qui tue son père et épouse sa mère.

7La métaphore médicale est très souvent filée par Platon et par Socrate (le maïeuticien, l' »accoucheur » des âmes).

8D’où l’idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il faut confier aux Philosophes la direction de la Cité. Je voudrais souligner au passage, sans m’étendre outre mesure sur ce point, que le programme platonicien a été pleinement mis en œuvre. Il suffit, pour s’en convaincre, de remplacer le mot « Philosophe » par celui de « spécialiste » ou d' »expert ». Si on a du mal à s’en apercevoir, c’est parce que, depuis belle lurette, le Philosophe sous-traite le problème de l’Être au théologien, celui de la Vérité au savant et celui du Bien au politique.

9Pour plusieurs raisons dont l’une est purement géographique : ce terme désigne le centre de l’immense plaine située entre les ensembles montagneux au Nord et à l’Ouest et l’océan au Sud et à l’Est. Une autre raison importante sera évoquée dans la note 50.

10En latin sub stans (stantis), « se tenant au-dessous » (sous-entendu, afin de soutenir, de fonder solidement l’être de la « chose »). Notons qu’en français, « substantif » est synonyme de « nom ».

11En chinois, dào (tao). D’où le nom de l’école dite « taoïste ».

12On remarquera, non sans quelque ironie, que c’est exactement ce que nous explique la physique quantique moderne (cf. F. Capra, le Tao de la Physique) !

13Littéralement, le  dào dé jīng (Tao Te King), c’est le « livre de la Voie et de la Vertu », vertu devant s’entendre ici au sens étymologique (en latin virtus, virtutis, ce qui est propre au vir, viris, l' »homme » au sens du mâle, de celui qui détient la puissance), comme on dit que telle plante possède des « vertus » médicinales. Donc le (la Vertu) de dào dé jīng dénote la puissance, l’efficacité, bref, la virtualité et n’a aucune connotation morale.

14Disciple de Lǎo Zǐ du III° siècle av. J.-C.

15Je renvoie à l’excellent ouvrage de François Jullien intitulé justement un Sage n’a pas d’Idée.

16Le sinogramme 道 (dào) est composé de deux caractères : 辶 qui représente la marche et頁qui représente la tête. Bref, le dào, c’est … la tête et les jambes (contrairement à la philosophie !).

17Le Sage ne possède, pour tout savoir, que le taì jí tú (太极图, la « grande image »). Nous y reviendrons à propos de la représentation du yīn et du yáng.

18On parle aussi, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme, de darshana nastika ou doctrines hétérodoxes.

19Cf. le Yoga : Immortalité et Liberté, i, 1.

20Cf. la définition freudienne de la pulsion comme représentant psychique des excitations du corps.

21Cf. l’Esprit du Yoga, IV, ii, 2.

22L’enjeu de l’assise n’est pas le même dans le Yoga (enjeu psychologique) et dans le Tao (enjeu social). En effet, pour l’un « la posture doit être stable et agréable [sthirasukham âsanam]. C’est en se concentrant sur l’infini que l’on calme l’agitation physique » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 46-47), tandis que pour l’autre, « m’asseoir et oublier tout [zuò wàng]. […] C’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §6).

23Même remarque que précédemment, car en effet, si pour le Yoga « la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe […] par la suspension du souffle expiré [prânâyama] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 34), en revanche, dans le Tao, « en cultivant son souffle [], devenir aussi souple qu’un nouveau-né » (Lǎo Zǐ, Tao Te King, §10) : enjeu psychologique dans un cas, pensée magique dans l’autre.

24Cf. Tractatus, 6.54.

25Cf. Corps et Âme, mon exposé de l’année dernière.

26Il importe peu, ici, de faire une distinction entre ces deux termes qu’un philosophe comme Spinoza s’emploie cependant à discriminer (cf. Spinoza, Morale ou Éthique).

27Clément Rosset est un philosophe français contemporain récemment disparu. On remarquera au passage que LA philosophie n’existe évidemment pas dans le sens où elle est loin d’être uniforme et monocorde. Rappelons que nous confrontons le Yoga de Patañjali à la philosophie naissante qui est celle de Socrate et/ou de Platon. Mais il est évident que l’histoire de la philosophie n’a pas manqué de sécréter sa propre critique, notamment à partir du milieu du XIX° siècle.

28Philosophe grec du III° siècle avant notre ère, fondateur du courant « sceptique » ou « pyrrhonien ».

29Il est significatif que, dans la langue chinoise, les verbes ne se conjuguent pas (pas de distinction formelle, sinon par le contexte et par des adverbes, entre le passé, le présent et le futur, le réel et l’irréel).

30Tout ce qu’on sait de sa période d’élaboration est qu’il date de l’ère des Zhou (entre -1 000 et -200 !) au point qu’on le désigne aussi par le titre zhōu yì (« changements des Zhou »).

31Par ailleurs, la clarté, la lumière, la compréhension (míng) s’écrit en chinois 明 (soleil + lune).

32Mais assez tardive, probablement datant du XII° ou XIII° siècle de notre ère.

33Le cercle est, chez les Chinois comme chez les Grecs et les Indiens, le symbole géométrique de la perfection, du Grand Tout.

34Exposée au musée « Art et Histoire » de Bruxelles. Mais il en existe de nombreuses autres versions.

35Rappelons que dans la Trimûrti (« trinité ») hindouiste, Brahmâ est le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur.

36La racine « yog » de yoga suggère l’idée de lien et se retrouve dans les mots français « joug », « juguler », etc. Quant à samâdhi, nombreux sont les traducteurs à le rendre par « union », « réunion », « rassemblement, etc.

37Ni, d’ailleurs, celui de la Bhagavad Gîta, Krishna. Cela dit, la Bhagavad Gîta est une épopée et les Grecs nous ont appris qu’il n’y a pas d’épopée sans dieux.

38Cf. F. Jullien, Traité de l’Efficacité.

39Raison pour laquelle traduire citta vritti par « fragmentation » (B.O.) ou par « modifications » (A.D.) du mental me semble plus pertinent que « dispersion » ou « agitation », ces deux termes renvoyant plutôt à des effets indésirables dont la cause reste, dans tous les cas, le manque d’unité, donc la fragmentation ou la modification du mental.

40Pour Carnap, le philosophe est un musicien raté, pour Wittgenstein, un producteur de non-sens, pour Freud dans un autre texte, c’est un paranoïaque qui a réussi … Grandeur et décadence de la philosophie au XX° siècle !

41Comme le dira aussi Sartre, toute violence se présente d’emblée comme une contre-violence.

42Du grec eïrènè, « paix ».

43Nombreux sont les Philosophes à avoir produit une réflexion sur le thème de la paix, l’un des plus marquants, à cet égard, étant sans doute Emmanuel Kant qui publia, en 1795, un Projet de Paix Perpétuelle.

44Si c’est le terme grec sumphonia et non pas harmonia qui est traduit par « harmonie », c’est que, dans la mythologie, Harmonia est le fille d’Aphrodite (déesse de l’amour) et d’Arès (dieu de la guerre), autrement dit porteuse d’une contradiction qui enchanterait le Sage taoïste mais qui ne peut, évidemment, convenir au Philosophe grec ! Par ailleurs, sumphonia rappelle que l’harmonie d’une « symphonie » musicale est, précisément, imposée par l’autorité tout à la fois d’un compositeur et d’un chef d’orchestre.

45D’où l’idée très populaire, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle, et qu’il a fallu attendre Wittgenstein pour déconstruire : la conduite humaine ne serait, au fond, qu’une sorte de « gouvernement » de soi !

46Dont le fabuliste rappelle que c’est toujours celle du plus fort !

47Ce que la musique atonale occidentale semble avoir intuitivement compris bien que, dans ce cas, il ne soit justement plus question d’harmonie.

48Dans son Candide, Voltaire raille l’optimisme Leibnizien en montrant Pangloss, le maître (leibnizien) de Candide, qui s’en va répétant « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles«  devant les ruines du tremblement de terre de Lisbonne en 1755 !

49Rappelons que les Chinois appellent leur pays « Empire du Centre » (zhōng guó). Quant à l’expression « République Populaire de Chine », elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c’est-à-dire, littéralement « communauté populaire du pays du centre harmonieux » !

50On traduit parfois zhōng par « intériorité », ce qui est pertinent à condition d’entendre par là « centralité » au sens sus-défini et non pas une soi-disant intériorité psychique qui s’opposerait à une extériorité physique. Contrairement à ce que l’on trouve dans les traditions occidentale ou indienne, par exemple, il n’y pas ce genre de distinction dans la pensée taoïste : la Voie est la même pour tous les existants, qu’ils soient choses, hommes, États ou Cosmos. Par ailleurs, l’idée d' »intériorité psychique » est indissociable de celle d’agent de l’action (le « sujet »), ce qui suppose, entre autres choses, la possibilité, exclue par le Tao, de contrarier les processus naturels (notons qu’en chinois, il n’y a pas de distinction grammaticale entre une voie « active » et une voie « passive »).

51Contrairement à la conception de la médecine que se fait l’occident en prétendant (r)établir la santé (la gestion politique de la crise du coronavirus est, à cet égard, particulièrement éclairante) comme but à atteindre par des moyens techniques (isolements, médicaments, greffes, ablations, rééducations, etc.).

52En chinois, shèng, également « saint » et « sacré ».

53Témoin, l’histoire du capitalisme occidental, qui, depuis deux siècles et demi, réussit le tour de force de cumuler les quatre facteurs !

54Rapprochement qui semble se confirmer lorsqu’il écrit que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, abondamment utilisée par Lǎo Zǐ, évoque évidemment le wéi wú wéi (« agir à ne pas agir ») cher aux taoïstes. Sauf que, chez Patañjali, il ne s’agit là que d’une image isolée, tandis que, pour Lǎo Zǐ, ce genre de métaphore est à la fois fondamental et permanent.

55Je parle de « risque » parce que, dans le texte sanskrit, en ii, 34, il n’est explicitement question, pour autant que j’aie pu le comprendre, ni de « méditer », ni de « méditation ».

56À cet égard, et pour reprendre, une fois n’est pas coutume, le vocabulaire des économistes occidentaux, la solution envisagée par Patañjali serait une solution bottom-up (aller du particulier, le psychisme individuel, au général, la société), tandis que celle de Platon ou de Lǎo Zǐ serait de type top-down (aller du général -l’Être pour l’un, la Voie pour l’autre- au particulier, l’individu).

57Cf. Corps et Âme.

58Autres traductions : transparence (A.D.), clarté et grâce (B.O.), apaisement (F.M.), paix et clarté (J.P.).

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ?

Quel est le statut des Yoga-Sûtra de Patañjali ? Plusieurs catégories semblent en mesure de se disputer l’honneur de les compter dans leurs rangs. Commençons par éliminer les « candidats » les moins sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas au sens moderne, post-kantien de ce terme. En effet, bien qu’il propose une méthode progressive pour remédier à l’agitation mentale (vritti) et aux souffrances (duhkha) qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a priori, ni d’expérimentabilité objective de ses résultats a posteriori. Même s’il est fait référence, notamment dans leur deuxième partie, à un certain nombre de devoirs (yama, niyama), il est manifeste que les Sûtra ne sont pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être (samâdhi, kaivalya) qui n’est assimilable ni au bien de la morale ni au juste du droit. Pour autant, ce n’est pas non plus un traité d’éthique au sens d’Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d’entrée de jeu, l’ambition de limiter (nirodha) nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de critères positifs. Mais ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes, les Sûtra entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga, lui-même une des six darshana ou doctrines astika reconnaissant l’autorité des Vedas puis des Upanishads, lesquels sont des textes sacrés pour l’hindouisme. Mais leur auteur (à supposer qu’il n’y en eût qu’un seul) n’est pas considéré comme un prophète, un envoyé ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d’une révélation inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer le caractère sacré à un corpus. Est-ce alors de la littérature ? Comparés à la Bhagavad Gîta, autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra de Patañjali n’ont aucun caractère épique ni même narratif du point de vue de la forme et n’ont aucun caractère fictionnel du point de vue du contenu. Le problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus difficile à résoudre. Il n’existe, en effet, guère de définition satisfaisante du poème, ni formelle, puisqu’il existe des poèmes en vers et d’autres en prose, ni matérielle puisque n’importe quel contenu littéral peut être dit poétique. Toutefois, bien que rappelant tout à la fois l’aspect condensé et allusif et la progressivité méthodique et didactique du de Rerum Natura de la Divine Comédie, du ainsi parlait Zarathoustra ou de la Légende des Siècles, le texte de Patañjali est beaucoup plus concis que ceux-ci, beaucoup moins emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d’interpellation vocative) et, surtout, beaucoup plus démonstratif que les œuvres sus-mentionnées, un peu à la manière des Entretiens de Confucius. Donc, après tout, puisqu’on trouve des poèmes philosophiques (cf. Parménide, Cléanthe, Lucrèce, Dante, Nietzsche ou Hugo), pourquoi ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali, de philosophie ou de sagesse, ce que font spontanément d’ailleurs la plupart des commentateurs modernes de ce texte ? Après avoir levé cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse et la philosophie, nous verrons que l’enrôlement de Patañjali sous l’une ou l’autre de ces deux bannières est loin d’aller de soi.

On a beaucoup glosé sur l’étymologie (ho philos tès sophias0) du terme « philosophe » qui désignerait celui qui aime (l’amoureux de ou l’ami de) la sagesse. Ce qui est loin d’être absurde, à quelques réserves près cependant. Premièrement, en grec, le terme sophia est polysémique puisqu’il désigne non seulement la sagesse, mais aussi la science, la prudence, l’habileté et la ruse. Deuxièmement, même dans un contexte spatio-temporel restreint à certaines Cités de la Grèce antique aux V°-IV° siècles avant notre ère, la naissance de ce qu’il a été convenu d’appeler « philosophie » est supposée marquer une rupture avec une tradition d’expression de la pensée qui, depuis la fin du VIII° siècle et que les Grecs, précisément, qualifient déjà de « sagesse ». Plus précisément, la philosophie proprement socratique et post-socratique se construit explicitement en réaction contre deux manifestations particulières de cette « sagesse » pré-socratique : le pouvoir politique des sophistes et le prestige culturel des tragédiens1 . D’abord, il faut se rappeler qu’en Grèce, les sophistes sont ceux qui s’auto-proclament sophoï, c’est-à-dire, jouant sur l’équivocité du terme, se prétendent tout à la fois sages, prudents, savants et habiles discoureurs. Le contexte socio-historique particulier de l’invention de la philosophie par Socrate et Platon est celui d’un système politique démocratique caractérisé, d’une part par la direction des affaires publiques décidée, dans ses grandes lignes, par un vote public à main levée sur l’Agora après débat contradictoire dans lequel se distinguent les plus habiles à discourir, d’autre part par un contexte social de violence permanente, notamment entre Cités qui n’ont de cesse de guerroyer les unes contre les autres. Et même si toutes les Cités grecques ne sont pas démocratiques au sens où l’est Athènes, il est patent que, comme le montrent les comédies d’Aristophane, lesquelles ont d’ailleurs souvent la guerre comme arrière-plan, le « débat » démocratique, toujours propice aux surenchères fantasmatiques au cours desquelles le contact avec le vrai et le réel est vite perdu, jette toujours de l’huile sur le feu. À ce propos, Clément Rosset remarque très opportunément que « c’est faire preuve de superficialité que d’opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l’homme comme écartelé entre la possibilité d’une communication pacifique fondée sur le discours2 et la tentation d’un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c’est précisément dans la mesure où l’homme est susceptible de discours qu’il est susceptible de violence » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii). De fait, il n’est guère de bagarre qui ne commence par des insultes et des provocations verbales, de guerre qui ne soit précédée de véhémentes déclarations belliqueuses et de furieux discours aux accents martiaux. Toute parole n’est, évidemment, pas violente. Mais toute violence humaine commence, presque invariablement, par et dans la parole. Raison pour laquelle la maîtrise des passions à travers la lutte contre les sophistes et, d’une manière plus générale, contre toute forme d’agitation et de désordre humain, qu’il soit social ou mental, passe nécessairement par une maîtrise du langage. Lorsque, en réaction à cela, Platon dit que « les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), il veut dire deux choses : d’abord que, contrairement au sophiste, le Philosophe ne possède pas la vérité mais la cherche, et lorsqu’il la trouve, il est fasciné par elle au point de la contempler comme à un spectacle ; ensuite que, contrairement au sophiste qui proclame que l’homme est la mesure de toute chose, la vérité, de même que le bonheur et, en général, le bien, n’est pas relatif à un homme, fût-il habile ou même « sage », ni même à l’homme en général mais est, désormais, tout au contraire, une entité réputée éternelle et immuable soustraite aux vicissitudes humaines. Voilà pourquoi, selon lui, « il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption » (Platon, République, VI, 485b). Et comme le modèle indépassable de l’essentielle immuabilité réside, en Grèce, dans l’univers idéel et idéal des entités mathématiques, c’est à la manière de la connaissance mathématique qu’il va, désormais, falloir envisager la connaissance parfaite, que celle-ci ait une finalité théorique ou une finalité pratique. Dès lors, d’une part, « tant que les Philosophes ne seront pas Rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui Rois ne seront pas vraiment et sérieusement Philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité » (Platon, République, V, 474a) et, d’autre part, « que nul n’entre ici [c’est-à-dire en philosophie] s’il n’est géomètre [μηδεὶς ἀγεωμέτρητος εἰσίτω] » (Platon, République, VII, 526c)3. L’horizon final du Philosophe est, certes, le bien-être de l’homme, mais celui-ci va désormais être visé à travers la connaissance vraie de ce qu’est le bien réel4 réputé aussi immuable qu’une entité mathématique, et, en ce sens, rigoureusement distingué de ce que l’opinion vulgaire croit être le bien, encouragée en cela par la flatterie sophistique qui, nous dit Platon, l’assimile au simple plaisir. S’il existe une corrélation étroite entre le langage et les passions5, notamment les passions violentes ou destructrices excitées, sinon créées par une rhétorique qui « n’a aucun souci du meilleur état de son objet, et c’est en agitant constamment l’appât du plaisir qu’elle prend au piège la bêtise, qu’elle l’égare au point de faire croire qu’elle est plus précieuse que tout » (Platon, Gorgias, 464d), un bon moyen de régler le problème consiste sans doute à refonder radicalement l’usage public du langage. En entreprenant une croisade contre l’opinion (doxa) et contre les faiseurs d’opinion, le Philosophe se veut donc, à cet égard, résolument révolutionnaire. Sauf qu’une telle entreprise révolutionnaire ressemble à s’y méprendre à n’importe quelle révolution avortée6 : hégémonie de la classe révolutionnaire et relégation du plus grand nombre dans un statut subalterne. Concrètement, la philosophie7 instaure, dès son origine, une double circulation lexicale et sémantique : celle relative à l’opinion et à ses passions, celle procédant de la science et de la raison. Comme le souligne Clément Rosset : « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2)8. Bref, la « révolution » philosophique consiste, en somme, à abdiquer l’appréhension spontanée et vulgaire du réel pour le redoubler d’un corpus d’énoncés supposés être au-dessus de tout soupçon, et ce, sur la base d’une théorie sur ce que doit être LA connaissance DU réel.

Mais le relativisme sophistique en matière de connaissance n’est pas la seule cible de la philosophie naissante. Il y a aussi le fatalisme tragique en matière de comportement. Socrate et Platon sont les contemporains d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide dont la popularité des représentations tragiques est considérable. D’abord, comme le souligne Aristote, « l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité » (Aristote, Poétique, 1451a). Ensuite, la tragédie, en tant qu’elle est « la révélation du caractère insurmontable de l’échec qui s’est soudain imposé à nous : nous nous révélons […] incapables de trouver une solution, de vaincre l’obstacle qui s’est dressé devant nous […], nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Voici que nous découvrons tout à coup qu’il n’y a pas d’autre voie possible » (Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii). Telle est l’idée fondamentale de la pensée tragique : nous sommes le jouet du destin9. Rien d’étonnant alors à ce que « la négation de cette idée […] est la définition même de toutes les idées morales » (Rosset, la Philosophie Tragique, I, i). Donc, la tragédie, en tant qu’elle est une représentation non pas du réel mais d’une fiction, est doublement fautive : non seulement en termes de complaisance à l’égard du muthos (mythe, légende) et donc de renoncement à la vérité du logos (raison, démonstration), mais aussi et surtout en termes de renoncement au souci de devoir agir avec droiture. Comme toutes les formes de spiritualités10, la philosophie commence dans le constat que l’humanité a un grave problème à résoudre. Et comme elles, elle propose une solution. Quel est ce problème ? Les hommes ne font pas toujours ce qu’il faudrait faire pour vivre le mieux possible. À cet égard, on comprend que l’exemple du fatalisme donné par le spectacle tragique est catastrophique aux yeux du Philosophe qui entend réformer la société en commençant par réformer les représentations que les hommes se font de leur réalité quotidienne, à commencer par les représentations langagières. Quelle est alors la solution proposée par la philosophie ? L’éthique ou, à défaut, la morale11 . En effet, dans le cadre d’une éthique, comme Aristote a été le premier à en tracer les contours, « le trait distinctif de l’homme excellent [est d’] être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). Pour le Philosophe, il s’agit donc de viser l’excellence, la vertu. Or, pour la viser, il faut savoir comment cette vertu s’insère dans LE réel, et, pour le savoir sans risque d’erreur, il est préférable de raisonner. Certes, il convient de distinguer la connaissance théorique (noûs théorétikos) de la connaissance pratique (noûs praktikos), laquelle « n’a rien de stable [puisque] c’est aux agents eux-mêmes qu’il appartient de tenir compte de l’opportunité [tôn kaïron], comme c’est aussi le cas pour l’art médical et pour celui de la navigation » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1104a). Mais le recours aux paradigmes de la médecine ou de la navigation est significatif : dans les deux, cas, il s’agit bien, pour le praticien comme pour le théoricien, de savoir où il va. Plus précisément, nous dit Aristote, « nous ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons, c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire […]. La fin qu’on poursuit étant l’objet de l’intention, les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision » (Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1112b-1113b). Et si notre délibération rationnelle doit porter sur les moyens d’atteindre le but et non pas sur le but lui-même, c’est que celui-ci, en général, est évident par lui-même. Typiquement, dans le cadre pratique de l’action, le but « qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [eudaïmonia] » (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b). Bref, depuis l’origine de la philosophie, une éthique consiste à suivre un chemin, une voie, certes, mais une voie vers le bonheur conçu comme fin évidente. C’est en ce sens que l’éthique suppose, comme le souligne Aristote, une recherche parfaite des moyens à travers une démarche rationnelle de notre part. De sorte qu’il en va exactement de même, d’une part pour « l’excellence pratique [phronèsis] qui consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile [et d’autre part pour] l’excellence théorique [sophia] qui consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Sur ce point, Aristote est en accord parfait avec Platon, l’inventeur de la philosophie. Pour Platon, en effet, « l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages. [Car] ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du bien » (Platon, République, VI, 505a-509a). Autrement dit, l’idée du bien est la valeur cardinale à connaître et à viser puisque c’est elle qui, analogiquement, répand sur tous les objets intelligibles la lumière de la vérité. Bref, à l’origine de la philosophie, le bonheur pratique est conçu, à l’instar de la vérité théorique, comme une émanation du bien dont l’idée est l’entité éminentissime, donc « l’objet de connaissance le plus sublime » . Savoir quoi faire pour être heureux, c’est donc, avant tout, viser la vérité sur une idée, et le fait qu’il s’agisse, dans le cadre d’une éthique, d’une idée pratique, cela n’introduit guère, finalement, de différence significative avec le fait de viser une idée théorique dans le cadre d’une science. Dans les deux cas, il convient, en effet, d’agir en se donnant les moyens d’atteindre un but évident par lui-même car fixé de toute éternité (le bien, le juste, la vertu, la perfection, le bonheur, etc.) après s’être donné les moyens de prendre connaissance de ce but. À la base de la philosophie, il y a donc un volontarisme tant théorique que pratique qui vise à mettre sinon les hommes en général, du moins les meilleurs d’entre eux12, au service du vrai et du bien.

Ainsi que nous y convie le philosophe et sinologue François Jullien, pour comprendre en quoi la philosophie (occidentale) diffère de la sagesse (orientale), faisons un détour par l’antiquité chinoise. À peu près à l’époque où naît la philosophie en Grèce, mais dans un contexte socio-historique bien différent, le penseur chinois Confucius13 constate, lui aussi que « chercher à plaire aux hommes par des discours étudiés et un extérieur composé est rarement signe de plénitude humaine » (Confucius, Entretiens (S.C.), I, 3)14, autrement dit, que la flatterie sophistique au sens grec du terme est un fléau politique et social. Pour lui aussi, donc, « si les noms ne sont pas ajustés, le langage n’est pas adéquat […], les choses ne peuvent être menées à bien. Si les choses ne peuvent être menées à bien, les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissent guère. Les bienséances et l’harmonie ne s’épanouissant guère, les supplices et les autres châtiments ne sont pas justes. Les supplices et les autres châtiments n’étant plus justes, le peuple ne sait plus sur quel pied danser » (Confucius, Entretiens (S.C.), XIII, 3). Pour Platon, comme pour Confucius, il y a, à la base de la réflexion, un même enjeu politique. Aussi, « si Confucius avait été chargé du gouvernement, il aurait commencé par corriger les appellations […]. Les principes célestes auraient été observés, les appellations correctes, le langage adéquat, et les affaires menées à bien » (-id.-). Seulement, bien que Platon et Confucius fussent tous deux des réformateurs politiques, on voit tout de suite que le procédé réformateur n’est pas du tout le même. Parler à tort et à travers fait du mal, certes, mais conjurer ce mal ne consiste pas, pour Confucius, à faire un grand détour par la connaissance de ce qu’est LE soi-disant bien réel dont le parler-juste ne serait qu’un cas particulier. Il s’agit, bien plus urgemment, d’éviter que « les bienséances et l’harmonie » ne soient mises à mal parce qu’alors « le peuple ne sait plus sur quel pied danser » : ses expériences et ses informations sont incohérentes, ses désirs et ses actes sont chaotiques. Par exemple, « K’ouai kouei, héritier présomptif de Ling, prince de Wei, honteux de la conduite déréglée et licencieuse de sa mère Nan tzeu, voulut la tuer. N’ayant pas réussi, il s’enfuit. Le prince Ling voulut nommer Ing son héritier. Ing refusa. À la mort du prince Ling, sa femme Nan tzeu nomma Ing héritier de la principauté. Ing refusa de nouveau. Elle donna la principauté à Tche, fils de K’ouai kouei, afin d’opposer le fils au père. Ainsi, K’ouai kouei, en voulant tuer sa mère, avait encouru la disgrâce de son père ; et Tche, en prenant l’autorité princière, faisait opposition à son père K’ouai kouei. Tous deux étaient comme des hommes qui n’auraient pas eu de père. Évidemment, ils étaient indignes de régner » (-id.-). Et d’en conclure que « si Confucius avait été chargé du gouvernement, […] il aurait fait connaître au chef de l’empire l’origine et tous les détails de cette affaire ; il l’aurait prié d’ordonner à tous les seigneurs de la contrée de reconnaître Ing pour héritier de la principauté » (-id.-). Comparons avec Platon pour qui « la plupart des arts ne s’occupent que des opinions des hommes et de leurs goûts, de production et de fabrication, ou se bornent même à l’entretien des produits naturels et fabriqués. Quant aux autres, tels que la géométrie et les sciences qui l’accompagnent, nous avons dit qu’ils ont quelque relation avec l’être ; mais la connaissance qu’ils en ont ressemble à un songe, et il leur sera impossible de le voir de cette vue nette et sûre qui distingue la veille, tant qu’ils resteront dans le cercle des données matérielles sur lesquelles ils travaillent, faute de pouvoir en rendre raison. En effet, quand les principes sont pris on ne sait d’où, et quand les conclusions et les propositions intermédiaires ne portent que sur de pareils principes, le moyen qu’un tel tissu d’hypothèses fassent jamais une science ? […] Il n’y a donc que la méthode dialectique qui va droit au principe pour l’établir solidement » (Platon, République, VII, 533 b-d). On voit que les deux stratégies argumentatives sont clairement opposées : s’il s’agit bien, comme chez Platon de « préserver le peuple des informations et des désirs » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §3)15, ce qui demeure le plus frappant chez Confucius, c’est qu’il conclue sur la seule base d’un simple exemple significatif et donc suffisant car supposé pertinent pour l’interlocuteur singulier auquel s’adresse le Sage afin, non pas d’illustrer quelque idée générale, mais de rétablir la paix et l’harmonie dans l’esprit de son interlocuteur considéré comme un fragment pertinent de l’ordre social global. Tandis que, chez Platon, il s’agit de faire un grand détour par la refondation préalable des usages du langage en vertu de l’existence présupposée d’un absolu métaphysique (LA vérité, L’essence, L’être, etc.) non-immédiatement perceptible par le plus grand nombre (lequel n’a accès qu’à des « données matérielles », autrement dit des mirages, des « songes ») mais qui, à ce titre, n’est accessible qu’à quelques happy few (les Philosophes). Comme le dit François Jullien, « au lieu de tendre à une définition abstraite réussissant à subsumer la différence des cas, la parole de Confucius est évolutive. […] Il ne s’interroge pas sur une essence des choses parce qu’il n’envisage pas le réel en termes d' »être » opposé au devenir, mais de procès dont la nature est, précisément, d’être régulé » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, x). Il ne s’agit donc pas de régler définitivement un problème mais de réguler, au cas par cas, les conséquences de ce problème. Donc la régulation dont il est question ici n’est pas la « juste mesure », le « juste milieu » (to métron) dont il est question au livre II de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote16. En effet, « le juste milieu aristotélicien concerne seulement la vertu éthique […] alors que le juste milieu chinois correspond à la logique de tout procès qui, pour être continu, doit être régulé » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, iii). « Tout procès », autrement dit, toute réalité, en tant qu’elle est fluente, évolutive, et, originairement, indéterminée, est susceptible de dériver et d’aller à sa perte en perturbant, sinon en rendant impossible la vie humaine. C’est pourquoi, pour naturel qu’il soit, tout procès peut et doit être régulé. Non pas nié au nom de cette illusoire maîtrise et possession de la Nature chère à Descartes, mais ponctuellement corrigé. D’où l’importance et la fréquence, dans la sagesse taoïste, du recours à la métaphore de l’eau : « la suprême bonté est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §8). La Voie (dào) est donc celle d’une Nature à peine modifiée, de même que le bon jardinier utilise la pente naturelle de l’eau pour irriguer son champ. Et, là où le juste milieu philosophique s’entend comme équidistance entre un extrême par excès et un extrême par défaut, la Voie taoïste est plutôt celle qui mène de l’un à l’autre. Ainsi, le Sage taoïste n’envisage pas de se défaire de yīn (pôle de la passivité obscure) au profit de yáng (pôle de l’activité lumineuse) mais, au contraire, de trouver la voie (dào) qui relie harmonieusement les deux pôles, en l’occurrence, qui laisse yīn devenir yáng et réciproquement. Bref, plus que de justice au sens éthico-juridique, c’est de justesse intuitive (shàn en chinois) qu’il est question ici. Refondation contre régulation. Vérité contre harmonie. Essence contre processus. Justice contre justesse. Tels sont les termes (provisoires) de l’opposition entre philosophie et sagesse.

Mais la différence la plus flagrante entre le Sage et le Philosophe n’est pas encore énoncée : elle concerne la loquacité du penseur. Constatant que le bavardage débridé est une source importante, sinon la source principale, des maux de l’humanité, la sagesse commande d’appliquer un principe de parcimonie, voire de silence, sinon de complet mutisme17. Nul mieux que Guillaume d’Ockham18 n’a su exprimer ce principe : « entia non sunt praeter necessitatem multiplicanda [les entités ne doivent pas être multipliées au-delà du nécessaire]« . Ce vœu de pauvreté en matière d’expression est foncièrement anti-philosophique dans la mesure où il englobe dans la même opprobre, le bavardage vulgaire et toute entreprise savante de création conceptuelle, fût-elle réformatrice, au motif que l’une comme l’autre s’évertuent à multiplier les entités bien au-delà du nécessaire, sous-entendu du nécessaire vital pour être compris et résoudre le problème qui justifie l’échange verbal ponctuel. L’un comme l’autre se figurent naïvement19 que tout nom (propre ou commun, peu importe) a pour fonction de désigner quelque réalité indépendante du nom lui-même, autrement dit, quelque « double » du nom. En ce sens, le Philosophe a raison de se méfier de l’inflation ontologique engendrée par les phantasiaï, les mirages que fait naître le bavardage. Le problème, c’est qu’il s’empresse de leur substituer les siens propres marqués, eux, du sceau de LA désignation vraie. À l’inverse, maîtriser les tendances naturellement inflationnistes du (de tout) langage humain, voilà plutôt le début de la sagesse. Clément Rosset fait remarquer fort opportunément qu’ « il y a deux grandes possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux qui bute sur les choses et n’en tire rien d’autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir qui remplace la présence des choses par leur apparition en image » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, I, v). Le « contact lisse, poli, en miroir » est celui du Philosophe qui édulcore le réel avant d’en parler, le « contact rugueux qui bute sur les choses« , celui du Sage qui se soucie moins de parler du réel que de corriger quelque incongruité inhérente au langage. Voilà pourquoi, rigoureusement parlant, « le Maître […] n’avait pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi » (Confucius, Entretiens (S.C.), IX, 4). Le maître, dit Confucius, ne possède ni ne recherche ce que la philosophie classique appellera « l’idée vraie ». Et, ne s’auto-posant pas comme le contempteur de l’opinion au nom d’une soi-disant transcendance savante DU vrai, peu importe son propre statut, son propre moi. Il se borne à montrer, indiquer, corriger les dérives, réguler ponctuellement, rétablir l’équilibre provisoirement menacé ou détruit par quelque humaine inconséquence, notamment quelque malencontreux mésusage de la langue. En ce sens, même lorsqu’il exprime un jugement, qu’il donne son avis propre, « le statut du propos de sagesse est celui de la remarque […]. Une remarque n’a pas pour mission de dire la vérité […] ni, non plus, d’induire ou d’illustrer […]. Elle n’expose pas une idée. Mais elle souligne ce qui pourrait échapper. Elle attire l’attention de l’intéressé. […] Sa fonction n’est pas de définir (ou de construire) mais de pointer » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, iv). Bien entendu, il se peut que le disciple sollicite le maître, qu’il l’interroge dans le but d’être enseigné, dans l’espoir d’acquérir quelque connaissance qui lui fait défaut et dont il pense tirer profit pour vivre mieux. Oui mais « le connaître chinois est non pas tant de se faire une idée de que de se rendre disponible à […]. Son contraire, l’indisponibilité est le propre de la conscience thétique ou critique, soit qui pose, soit qui nie, elle se voit en grand entre les débattants de l’arène philosophique » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, II, iv). De sorte que, pour qui entend, non pas débattre âprement de ce qu’il convient de dire ou ne pas dire afin de, soi-disant, participer à L’être réel éternel et immuable qui nous sauvera du désastre, mais se rendre plutôt, ici et maintenant, disponible à un processus fluent perdu de vue sous l’effet de quelque détestable penchant, il faut commencer par faire, en soi-même, « le vide, le calme, la sérénité, le détachement, cette disposition disponible consiste à se déprendre de toute disposition particulière limitée et figée (celle du moi) » (-id-). Le « vide » qu’évoque la sagesse est clairement l’antithèse absolue du « plein » philosophique (« plein » de connaissance, « plein » de certitude, « plein » de bonheur, etc.). C’est pourquoi, lorsque le dào proclame que « l’espace du Ciel et de la Terre [est un] vide inébranlable à l’usage inépuisable » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §5), ou un « flux continu si on en prend soin et en use avec parcimonie » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §6), il faut se garder de voir là un nihilisme ontologique relatif à la nature intime d’un néant essentialisé20, non plus d’ailleurs qu’un nihilisme sémantique qui supposerait une thèse mystique sous-jacente. Car, justement, il n’y a pas, dans le propos de Lǎo Zǐ, de thèse, juste une simple remarque lexicale sur l’impossibilité radicale, pour nos termes catégorématiques (noms, verbes, adjectifs), de référer à des entités déterminées21. C’est parce que, pour lui, LE sens22 de ces termes est toujours illusoire que le Sage est disponible, ouvert au réel, bref, détaché, calme et serein : « rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, toute ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme. Selon une belle expression chinoise inspirée du bouddhisme, la conscience, ici, ni ne s’attache ni ne quitte [bù jì bù lí] » (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l’Esthétique de la Chine, xii), littéralement, elle garde ses distances sans mépris ni familiarité. Or si « rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence » , il n’y a, effectivement, plus aucune raison de s’évertuer à démontrer la vérité de quoi que ce soit.

On voit par là que le point de vue a-sémantique, sinon a-syntaxique, du Sage délivré de l’injonction philosophique de toujours être en mesure de rendre compte du sens de ses paroles est indissociable de la concision avec laquelle il les énonce. Le Philosophe est toujours plus ou moins grandiloquent. Grandiloquent quant à la valeur de la correction qu’il entend apporter à l’image vulgaire du monde qu’il prétend fausse, c’est-à-dire irréelle. En effet, « l’écart entre le réel et sa représentation aboutit à la valorisation grandiloquente de l’image au détriment de la réalité : cet écart qui définit, si l’on veut, l’espace de la paranoïa et du narcissisme, définit toujours, et pour les mêmes raisons, l’espace de la violence » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii)23. Grandiloquence, propension à la paranoïa et au narcissisme aussi quant à la portée, supposée universelle par le Philosophe, de sa correction apportée à la supposée partialité du vulgaire et à la réputée vulgarité du partiel. Au contraire « le propos confucéen ne cesse […] d’évoluer ou, plus précisément, de varier : à sa brièveté, répondra sa variété, et celle-ci compensera celle-là » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, iv). Le Philosophe, pressé de convaincre son auditoire afin de le réduire au silence, aura tendance à abstraire afin de généraliser, donc de simplifier le réel24. Inversement, le Sage, convaincu que « l’abondance en nombre de mots est extrême pauvreté » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §5) s’adresse à un interlocuteur par courtes remarques, brèves sentences, aphorismes ponctuels. Aussi ne s’agit-il pas, pour le Sage, de représenter LE réel stable en l’analysant en objets ultimes de connaissance afin d’en faciliter la synthèse par un sujet ultime supposé stable lui aussi, mais justement de faire cesser le trouble qui naît de la scission d’un ou plusieurs individu(s) singulier(s) d’avec l’ordre cosmique (le Ciel des Chinois, tiān ) auquel il(s) est (sont) censé(s) appartenir25, donc, de mettre un terme au dualisme percevant/perçu, autrement dit sujet/objet. Il s’agit donc, pour le Sage, d’évoquer le réel, d’en faire prendre conscience, de le faire réaliser (au sens de l’anglais to realize) et non de le faire connaître. Il y a donc forcément une dimension poétique dans le propos du Sage dans la mesure où « cette dimension du sens qui se dégage de la figuration poétique ne tend pas à prendre consistance en convergeant sur un plan idéel, mais se répand comme une atmosphère » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, viii)26. À la limite même, « le Sage enseigne sans parler » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2), c’est-à-dire uniquement par l’exemple qui montre27. « L’enseignement intervient donc à titre de facteur bénéfique, favorisant l’essor et non à titre de message ou d’explication. Imbibition diffuse et discrète, procédant par osmose, comme d’un environnement propice […]. Aucune place, par conséquent, n’est réservée, dans cette option pédagogique, à ce qui serait le travail de la dialectique, voire simplement à un effort rhétorique de persuasion » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, xi). Parlant de Xún Zǐ , un autre Sage chinois du III° siècle avant notre ère, François Jullien résume les trois principes sur lesquels se fonde sa démarche intellectuelle : « le vide, permettant que ce qui a déjà été emmagasiné dans l’esprit ne fasse pas barrage aux impressions nouvelles ; l’unité ou la concentration permettant que l’esprit ne se laisse pas disperser par ce qui le sollicite en même temps de divers côtés ; le calme enfin permettant que l’esprit ne se laisse pas troubler par le mouvement continuel qui est le sien, qu’il rêve, qu’il se délasse ou reste actif » (Jullien, l’Invention de l’Idéal et le Destin de l’Europe, iii). Le vide de la représentation là où la philosophie incite surtout à en purifier et en rénover le contenu en l’enrichissant, l’unité de l’esprit là où la philosophie produit nécessairement ce que Freud appelle l’Ichspaltung ou « scission du moi » entre le moi de l’opinion et celui de la connaissance vraie, le moi de l’esprit et le moi du corps, le calme de la relation avec autrui là où la pratique de la philosophie nécessite, au contraire, le goût de la polémique. Finalement, « tandis que la philosophie se veut éristique, agonistique, la sagesse se déclare pacifique, se défendant de tout affrontement ; tandis que la philosophie est dialogique28 en réclamant l’approbation d’autrui, la sagesse est soliloquente […], enfin, tandis que la philosophie est exclusive, comme l’y oblige la vérité, la sagesse est compréhensive en englobant d’emblée (sans dialectiser) les points de vue opposés » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, viii). D’un côté, vide, unité, paix d’un processus de régulation, d’adéquation, d’ajustement visant à faire réaliser à l’égaré(e) quelle est la Voie. De l’autre, dialogue, exclusion, éristique29 de l’essence révolutionnaire d’une justice destinée à convaincre les foules de LA vérité. Tels sont les termes (définitifs) de l’opposition entre philosophie et sagesse.

Alors maintenant, entre ces deux pôles antagonistes, respectivement, de la philosophie et de la sagesse, où va-t-on situer les Yoga-Sûtra de Patañjali ? La réponse est tout sauf évidente : à l’aune des critères que nous avons dégagés, on peut dire, en première approximation, qu’il y a tout à la fois de la philosophie et de la sagesse.

Le premier des 195 sûtra de Patañjali annonce d’emblée : « désormais commence la révélation du yoga »30 (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O), i, 1). Puis, immédiatement après : « le yoga consiste à suspendre l’agitation psychique et mentale » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). De telles prémisses font, bien sûr, penser aux « exercices spirituels » préconisés par quelques penseurs antiques, notamment les épicuriens et les stoïciens31 . Pour Pierre Hadot « ces exercices [spirituels] correspondent à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité. Le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu » (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76). Or, le projet Patañjalien de « suspendre32 l’agitation psychique et mentale« , est-il vraiment celui des exercitia spiritualia dont fait état Ignace de Loyola (fondateur de la Compagnie de Jésus au XVI° siècle) dans son ouvrage éponyme et qui consistent en « différents modes de préparer et de disposer l’âme à se défaire de toutes ses affections déréglées » (Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, 1° annotation), celui de l’empereur Marc-Aurèle qui se prescrit à soi-même d' »efface[r] cette représentation, arrête[r] cette agitation de marionnette » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, VII, 29), celui enfin du sociologue Georges Friedmann qui préconise de « s’efforcer de dépouiller [s]es propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de [son] nom (qui, de temps à autre, te démange comme un mal chronique) » (G. Friedmann, la Puissance et la Sagesse) ? Et, même dans l’affirmative, est-ce vraiment, comme le dit Pierre Hadot, dans une veine tout à fait hégélienne, parce que « grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est-à-dire se replace dans la perspective du Tout (« S’éterniser en se dépassant ») » (Hadot, Exercices Spirituels, in Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, tome 84, 1975-76) ? Dans deux précédents articles33, nous indiquions que le problème auquel s’attaquent explicitement les Yoga-Sûtra de Patañjali (faire cesser l’agitation du mental –citta– réputée source de perturbations –vritti– de la vie humaine) suggère, à travers la pratique du yoga, une interruption, une cessation (nirodah) de ces vritti, autrement dit, des techniques d’abolition immédiate du problème plutôt qu’un détour par cette grandiose élévation « à la vie de l’Esprit objectif » caractéristique de l’esprit philosophique. De fait, les sûtra ii, 29 à iii, 3 confirment que le yoga est, avant tout, une discipline ou, plutôt, un ensemble de disciplines de renoncement. Le sûtra ii, 29 énumère avant de les détailler, les huit angâni, c’est-à-dire les huit aspects ou branches34 du yoga. Dans les deux premiers35 (yama et niyama), il est question de la retenue à observer à l’égard d’autrui (ne pas mentir, ne pas voler, ne pas agresser, etc.), puis vis-à-vis de soi-même (pureté, droiture, etc.) : il s’agit donc de renoncer à des comportements spontanés dont la banalité n’a d’égal que le souffrance potentielle qu’ils peuvent entraîner. Dans le troisième (âsana), on parle de l’assise, de la posture ferme et confortable qu’il convient de donner au corps en renonçant aux positions debout ou couchée que tout être humain adopte spontanément. Dans le quatrième (prânâyâma), nous voilà enjoints de renoncer à respirer spontanément en nous satisfaisant de seulement remplir d’air nos poumons mais, tout au contraire, mettre l’accent sur le souffle, sur l’expiration. Puis, dans les cinquième et sixième des angâni (pratyahârâ, dhâranâ), il nous est demandé de contenir la dispersion, l’errance, respectivement, de nos sens et de notre pensée afin d’aller vers la concentration, vers le recueillement, ce qui prépare le septième (dhyâna), celui qui nous engage à méditer, autrement dit à renoncer à penser et, par là, renoncer à multiplier anarchiquement les objets de désir. Alors nous parvenons au huitième et dernier aspect du yoga, à savoir samâdhi pour lequel il est encore question de renoncement36 « à la forme même de l’objet de conscience » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 3). Dans le deuxième article cité, nous soulignions que, pour toutes les disciplines préconisées dans le cadre de la pratique du yoga, il convient que « l’assise [soit] stable et facile » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 46), dans la mesure où « quand tout va bien dans le corps, quand il n’y a rien à signaler, il n’envoie aucun signal et le relâchement s’installe […]. L’assise parfaite est celle de l’être sans effort, de l’être libéré de toute contrainte » (Bouchart d’Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 46). Voulant dire par là que l’enjeu de l’assise (âsana) est, comme celui de la méditation (dhyâna) ou de la respiration (prânâyâma), non pas la quiétude résultant du renoncement définitif au mouvement, mais plutôt un équilibre obtenu sans effort et, partant, momentané et précaire, le temps que « les énergies fondamentales [gunas] retournent à leur état latent originel » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 34). Ce qui n’est pas sans évoquer le « s’asseoir et oublier tout [zuò wàng] » du taoïsme ou le « s’asseoir paisiblement sans rien faire » du bouddhisme chán (zen). Tout cela autorise en tout cas l’indianiste Jean Varenne à définir le yoga comme « une technique de salut originale qui se propose de libérer l’âme de sa condition charnelle par l’exercice de disciplines psychiques et corporelles » (Jean Varenne, Encyclopædia Universalis, xviii, 1157b). Associer momentanément le corps et l’esprit dans des exercices destinés à assurer le salut, c’est-à-dire la santé individuelle, en commençant par s’efforcer de renoncer à des habitudes pathogènes, cela relève, à première vue, plus de l’hygiène ou de la médecine que des canons intellectualistes de la philosophie occidentale. Et, en effet, en préconisant d’adopter une sorte de principe de moindre action, le yoga se rapproche du dào dans le cadre duquel « le Sage travaille à non-agir [wú wéi] » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2) là où le Philosophe préconise, tout au contraire, de se démener à agir rationnellement, c’est-à-dire à faire un détour par la prise de conscience (connaissance) d’un certain nombre de maximes destinées à optimiser l’entreprise de maîtrise de la souffrance. De ce point de vue, donc, les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent donc bien de la spiritualité propre à la sagesse37 et non de l’éthique caractéristique de la philosophie. Cela dit, qu’en est-il plus précisément à l’aune de ces trois critères de sagesse que nous avons dégagés plus haut, à savoir, les notions taoïstes de vide, d’unité et de paix ?

Commençons donc par le problème du vide. Disons d’emblée que pour Platon, comme pour Descartes et, d’une manière générale, pour quasiment toute la tradition philosophique38 , le vide n’est pas une notion philosophique pertinente. Et, si tel est le cas, c’est parce que, d’une manière générale, « vide » égale « néant » et « néant » égale « zéro » (le cardinal de l’ensemble vide). Par où l’on voit à quel point le paradigme de la connaissance mathématique adopté, dès son origine, par la philosophie, peut être réducteur : en effet, de même qu’en additionnant des zéros, la somme sera toujours nulle, de même, du vide, donc du néant, ne peut et ne pourra jamais rien émerger du tout. Pour la métaphysique, il n’est pas de production possible ex nihilo. De là, l’idée qu’il y a toujours plus dans la cause que dans l’effet, de sorte qu’une cause première (Dieu ou une variante) absolue est nécessairement infinie, autrement dit infiniment pleine. Tandis que, pour le dào, « le il y a et le il n’y a pas s’engendrent l’un l’autre […]. Vide, la Voie, malgré son usage, ne se remplit jamais […]. La Voie engendre Un, Un engendre Deux, Deux engendre Trois, Trois engendre tous les êtres » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (M.C.), §§2, 4, 42). D’une part parce que le vide taoïste n’est pas un néant, une absence de réel, mais, tout au contraire, dans la mesure où « la densité du réel signale […] l’unicité d’un monde qui se compose, non de doubles, mais toujours de singularités originales » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2), l’indécomposable et indistincte matrice d’un foisonnement de singularités potentiellement antagonistes. D’autre part parce que le vide taoïste () n’est pas un ne-pas-être mais un ne-pas-avoir, en l’occurrence, ne pas avoir de qualité déterminée. On touche là fond-même de l’opposition entre sagesse et philosophie : pour celle-ci, le problème est toujours « il n’y a pas assez (de vérité, de bonheur, etc.), pour celle-là, « il y a trop … ». Voilà pourquoi le dào (la Voie vers le mieux-vivre) ne peut-être qu’une matrice, un processus d’engendrement compris comme une origine vide de toute détermination. Voilà pourquoi, si le Sage doit suivre la Voie, « se maintenir plein n’est pas conforme au soi » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §9)39. De sorte que « le Sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à titre d’idée avancée, ni ne projette rien à titre d’impératif à respecter, ni ne s’immobilise non plus dans aucune position donnée […] il est sans caractère et sans qualité » (Jullien, un Sage est sans Idée, I, ii). Il s’agit donc bien, dans le taoïsme, à l’opposé de l’idéal occidental de plénitude, de faire l’éloge de la vacuité, ce que le bon sens populaire admet intuitivement lorsqu’il fait usage d’expressions comme « se vider la tête », « évacuer le stress », « partir en vacances », etc. Qu’en est-il pour les Yoga-Sûtra de Patañjali ? Nous avons vu que l’importance qu’y revêt l’idée de renoncement participe, en ce sens, de cette notion orientale de vacuité. Pour autant, la notion de vide ne s’y trouve pas explicitement développée. Le terme shunya (« vide » en sanskrit) n’apparaît que trois fois dans l’ensemble de l’ouvrage : en i, 43, en iii, 3 et en iv, 34. Et il est toujours en position de prédicat, jamais de sujet40 : il désigne, dans les deux premières occurrences, la perte de la forme (svarupa) pour un objet de la conscience, et, dans la troisième, la soustraction de la conscience (purusha) aux énergies fondamentales (guna)41. En ce dernier sens, shunya est sans doute plus proche de la katharsis comme résultat d’une démarche de purification éthique de type aristotélicien42 que du du dào. Cela dit, sans donc être thématisée comme telle, la notion de vide est tout de même implicitement présente dans ces deux termes d’importance capitale dans les Yoga-Sûtra que sont prânâyâma et vairâgya.

Le texte de Patañjali mentionne en I, 31 puis en II, 29 la notion de prâna (souffle) aussitôt associée à celle d’âyâma (maîtrise) comme le quatrième des huit angâni du yoga. Ysé Tardan-Masquelier rappelle à juste titre que « le spirituel, en Inde comme ailleurs […], est d’abord un être inspiré dans tous les sens du terme : il est à l’écoute d’une vibration originelle. Car, dans de nombreux mythes de création, c’est un souffle divin qui donne le branle au Cosmos […]. Mais chez l’homme, le prâna a ceci de particulier qu’il est étroitement lié à la conscience et à ses facultés » (Tardan-Masquelier, l’Esprit du Yoga, II, ii, 1). Ainsi se trouve parfaitement résumé l’enjeu de la maîtrise de cette notion dans une optique de sagesse en général : l’esprit et le souffle sont indissociables, à la fois sur le plan symbolique et sur le plan matériel. D’un point de vue symbolique, tout d’abord, Jean Bouchart d’Orval rappelle que « le mot hébreu rouah, le grec pneuma et le latin spiritus désignent tout à la fois le souffle et l’esprit » (Bouchart d’Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 49). Mais aussi et surtout, d’un point de vue matériel, une respiration courte, désordonnée, irrégulière est irrécusablement le signe de ces troubles que toutes les sagesses ont pour finalité d’éliminer, tandis qu’à l’inverse, l’aisance respiratoire est toujours la preuve d’une bonne santé, sinon d’une maîtrise de soi. C’est pourquoi, « à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle. Si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux » (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi). Pour le dào, en effet, le 43 (le souffle) est le principe même de toute existence, vivante ou non : « le grand souffle indéterminé de la Nature, s’appelle vent. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), iv). Toute existence n’est donc qu’une vibration, un ébranlement subtil et harmonieux (musical) dû à l’essentielle motilité de la Nature (en chinois tiān, qui veut dire aussi « univers » et « ciel », équivalant ainsi au Cosmos des Grecs) cette grande impermanence des choses44 que la philosophie s’est, dès l’origine, donné pour mission de nier dans le ciel et de combattre sur terre. On comprend alors en quoi la résistance, l’obstruction quand ce n’est l’immuabilité prônée par la philosophie et opposée au souffle vital peut être un facteur de disharmonie et, pour l’être conscient qu’est l’homme, une cause de souffrance pour l’esprit et pas seulement de douleur pour le corps. De fait, si on constate bien une corrélation entre les dissonances de l’esprit et « la douleur physique, la dépression, le tremblement des membres et la respiration anarchique [qui] accompagnent cette inconstance de l’esprit » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 31), alors, naturellement, « la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe [notamment avec] la suspension du souffle expiré [prânâyâma] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33-34). Plus loin, il est précisé en quoi prânâyâma (maîtrise du souffle) fait logiquement suite à âsana (la posture) : « après avoir assimilé la posture [âsana], on en vient au contrôle du souffle [prânâyâma] qui consiste à arrêter les mouvements d’inspiration et d’expiration » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 49). Et en quoi l’enchaînement âsana-prânâyâma est le préalable à pratyâhâra (retrait des sens) et à dhâranâ (concentration, recueillement) : c’est parce que « désormais le mental gagne la capacité de concentration » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 52-53). Autrement dit, prânâyâma, ce moyen nécessaire envisagé par Patañjali afin de rétablir la sérénité de l’esprit [prasâda], réside dans « la suspension du souffle expiré« . Il est remarquable que prânâyâma, la maîtrise du souffle, vise non pas à modifier ce mécanisme instinctif de remplissage d’un fluide vital, mais au contraire à en rompre le caractère mécanique en nous faisant prendre conscience de l’importance de l’expiration, c’est-à-dire du fait de se vider périodiquement de ce fluide afin d’en permettre le renouvellement45. Chez Patañjali comme chez Zhuāng Zǐ, il est donc présumé une responsabilité de l’être humain relativement au contrôle de son propre souffle : « si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux » (Zhuāng Zǐ , Zhuang Zi (L.W.), xxvi).

Dans le cadre de cette présomption de responsabilité il y a, dans les Yoga-Sûtra, une conception du vide plus radicale encore que la préconisation d’un exercice pour vider le corps du fluide aérien : c’est la notion de vairâgya, c’est-à-dire de « détachement », consistant à vider l’esprit d’un certain nombre de relations qui parasitent ses échanges avec le Cosmos. Après avoir énoncé, de i, 5 à i, 11, les cinq catégories de vritti (modifications, perturbations du mental), Patañjali précise que « la suppression de ces états de conscience s’obtient par la pratique intense [abhyâsa] et le non-attachement [vairâgya] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 12). Le non-attachement ou le détachement est un thème récurrent des sagesses en général dans le sens où l’attachement d’un sujet à son objet de désir, d’une part fige les statuts de l’un et de l’autre dans une position incompatible avec l’appréhension de la fluidité du réel, d’autre part engendre de la souffrance en cas de perte de maîtrise de l’objet par le sujet. On trouve par exemple, dans le dào, la notion de fú jū, c’est-à-dire, littéralement, de « non-résidence » ou de « non-adhérence ». Notamment lorsqu’il s’agit de circonscrire le Sage comme quelqu’un qui « mène sa vie sans la posséder, s’accomplit sans rien attendre, développe ses mérites sans s’y attacher [littéralement : « sans y résider »] » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2). Là encore, on est dans la nécessité d’un mouvement perpétuel : le Sage ne s’arrête pas à l’endroit qu’il atteint, il n’y réside pas, quelque méritoire que soit son accession et quelque enviable que soit sa position. A fortiori, rien ne lui appartient, pas même sa propre vie. On est là à dix-mille lieues de l’idéal philosophique de contemplation satisfaite comme récompense de celui qui s’est livré à une procession (théôria) vers le Ciel des Idées (topos noètos) et, d’ailleurs, tout aussi éloigné de la conception libérale de la propriété privée qui commence par celle de la propre existence du sujet conscient. Tout au contraire, le Sage taoïste est « extérieur à sa vie, il la préserve, détaché même de son détachement [] pour mieux s’accomplir » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §7). L’accomplissement, pour le dào, consiste donc clairement à se rendre disponible à tous les possibles sans jamais s’attacher à aucune propriété matérielle ou logique, sans jamais pérenniser aucune des relations de la vie dont l’essence est l’évanescence même, la fluctuation. À noter que cette conception du détachement est assez différente de la conception bouddhiste, laquelle est plus profondément nihiliste et plus proprement philosophique que celle de l’approche taoïste. Plus nihiliste puisqu’il s’agit, en l’occurrence, à travers le nirvâna, de réduire à néant toute possibilité de samsâra, autrement dit de réincarnation, tandis que le dào n’a pas cette prétention mais vise plus modestement, comme le souligne Marcel Conche, à éviter la mort prématurée46. En effet, les quatre Nobles Vérités qui fondent l’enseignement du Bouddha sont la souffrance (duhkha), la cause de la souffrance (samudaya), la suppression de la souffrance (nirvâna) et la voie qui mène à la suppression de la souffrance (magga). Or « qu’est-ce que la souffrance ? Le Bouddha répond : c’est naître, vieillir, tomber malade, être uni à ce que l’on n’aime pas, être séparé de ce que l’on aime, ne pas réaliser son désir. Quelle est la cause de la souffrance ? Le Bouddha répond : c’est la soif [trishna] qui mène de réincarnation [samsâra] en réincarnation accompagnée de plaisirs sensuels […]. Qu’est-ce que la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c’est la suppression [nirvâna] de cette soif […]. Quel est le chemin qui mène à la destruction de la souffrance ? Le Bouddha répond : c’est l’Octuple Sentier Sacré [astângamârga]47« (Borges, qu’est-ce que le Bouddhisme ?, vi). Le nirvâna bouddhiste n’est donc rien d’autre que l’extinction de cette soif de vivre (celle qui est responsable des douleurs de l’incarnation et des réincarnations) et de toutes les soifs afférentes (celles qui s’accompagnent de plaisirs sensuels momentanés lorsqu’elles sont satisfaites mais qui, la plupart du temps, expriment la douleur de la frustration). Ce qui suppose un effort spécifique de la part de buddhi, le mental éveillé, effort qui l’apparente à la démarche éthique du Philosophe. Qu’en est-il pour le yoga ? Dans la Bhagavad Gîtâ, on trouve l’idée que « les jouissances nées du contact des choses sont des causes de chagrin, elles ont un commencement et une fin ; c’est pourquoi le Sage, l’homme éveillé [buddhah] ne place pas en elles ses délices » (Bhagavad Gîtâ, V, 22), ce que Shri Aurobindo commente de la manière suivante : « nirvâna signifie extinction de l’ego dans le plus haut Moi intérieur spirituel » (-ibid-). Il s’agit donc, pour le yogi, moins d’éteindre toute forme de désir, toute soif de vivre, que d’éteindre cet aspect particulièrement problématique de la soif de vivre pour l’être vivant conscient et qui consiste à désirer se constituer en sujet (le moi, l’ego). Ce qui rapproche le yoga de l’approche taoïste : « ayant ainsi abandonné tout attachement aux fruits de ses actions, à jamais satisfait, sans aucune sorte de dépendance, [le Sage] n’agit pas bien qu’il s’engage dans l’action48 » (Bhagavad Gîtâ, IV, ii, 20). Il en va de même dans les Yoga-Sûtra de Patañjali. En effet, « pour qui est libre de la soif [vitrishna] des objets vus ou entendus, le détachement [vairâgya] est la conscience qui impose sa loi » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D’où le commentaire de la traductrice : « la conscience du détachement est réalisée par la buddhi49, intelligence d’éveil, troisième fonction du citta. Vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur » (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). D’où l’affirmation selon laquelle « l’acte du yogi n’est ni blanc ni noir » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7) avec, pour commentaire, que ledit acte « n’est pas conditionné par l’ensemble des réflexes et des réactions aux mouvements des trois guna50, il ne dépend pas du fruit, il repose sur un renoncement au fruit » (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), iv, 7). Dire que l’acte n’est « ni blanc ni noir », c’est dire à la fois que son intention se soustrait, en amont, à toute assignation d’un but déterminé qui exclurait sa contradictoire (en ce sens, « ni blanc ni noir » signifie « ni p ni non-p »), et que son résultat échappe, en aval, à toute qualification possible (en ce sens, « ni blanc ni noir » signifie « ni de telle valeur, ni de la valeur contraire »)51. Tout cela fait nettement pencher la conception du vide implicite dans le texte de Patañjali vers l’aspect fú jū (non-adhérence, indifférence à l’égard des conséquences de l’acte) propre à la sagesse taoïste plutôt que vers la version bouddhiste du nirvâna comme remède radical à la souffrance passant par l’extinction de la vie.

(à suivre …)

0Dans les deux parties de cet article, je tâcherai d’observer scrupuleusement les conventions de translittération en alphabet latin du grec, du sanskrit et du chinois. Toutefois, je ne modifierai pas les citations et les références dans lesquelles ces conventions ne sont pas respectées. Par exemple, j’écrirai dào ou dào dé jīng par défaut, mais tao ou Tao Te King lorsque ces expressions seront ainsi orthographiées dans une source extérieure que je rapporterai, etc.

1Cf. Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie et Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie.

2Cf. la Théorie de l’Agir Communicationnel, de Jürgen Habermas ou la Théorie de la Justice de John Rawls.

3Contrairement à ce que nous avons coutume d’entendre, le programme platonicien, loin d’être utopique et de s’être perdu dans les limbes d’un doux idéalisme intellectuel, à défaut d’avoir atteint ses objectifs initiaux de purification du langage public, constitue, en occident et depuis plus de deux millénaires, le modèle par excellence de la justification du pouvoir en général. Par exemple, il faut et il suffit de relire la citation de Platon en remplaçant le mot « philosophe » (dont l’acception s’est quelque peu modifiée depuis vingt-cinq siècles) par le terme « expert » pour exprimer le paradigme de ce qu’on appelle aujourd’hui « la bonne gouvernance ».

4Cf. pour bien agir, doit-on savoir ce qu’est le Bien ?

5 On dirait aujourd’hui « les fake news » . Ce que Rousseau a parfaitement compris : « l’origine des langues n’est point due aux premiers besoins des hommes […]. D’où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, les passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques » (Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, ii).

6De Platon à Frege et Russell en passant par Leibniz et Zamenhof (inventeur de l’espéranto), toutes les tentatives de promouvoir explicitement un langage idéal sémantiquement et syntaxiquement purifié des imperfections du langage naturel ont, de l’aveu même de leurs promoteurs, lamentablement échoué. La raison en est probablement que, comme le dira Wittgenstein, LE langage stricto sensu n’existe pas : il n’y a que des jeux de langage multiples, variés, souples et muables irréductibles les uns aux autres. De même que, pour filer la métaphore historico-sociale, LA société n’existe pas, il n’y a que des classes sociales hétérogènes.

7Au sens large qui est celui de son origine historique incluant, en fait, tout domaine d’expertise lexicale sous couvert d’expertise ontologique. Cf. par exemple ce que Bachelard dit de la science moderne en la distinguant de l’opinion : « la science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement » (Bachelard, la Formation de l’Esprit Scientifique, i). Platon n’aurait pas mieux dit. En fait comme en droit, la philosophie a longtemps été assimilée à la science. L’opus magnum d’Isaac Newton, publié en 1726, ne s’intitule-t-il pas Principia Mathematica Philosophiae Naturalis (« les principes mathémathiques de la philosophie naturelle ») ? Ce n’est qu’à partir de Kant et des Lumières (fin du XVIII°) qu’on commence à séparer ces deux domaines.

8Il semblerait que le révisionnisme platonicien ait trouvé dans la « société du spectacle », le parfait accomplissement de son programme dans la mesure où « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » (Debord, la Société du Spectacle, §1). Notons que cette « société du spectacle » n’est rien d’autre qu’une manifestation concrète de l’allégorie dite « de la caverne » qui forme le cœur du livre VII de la République de … Platon.

9. En grec, il existe deux mots, apparemment opposés, pour exprimer cette notion : ἀνάγκη (anankè, « nécessité ») et τύχη (tukhè, » hasard »). Apparemment car, comme le montre Clément Rosset, la nécessité n’est rien d’autre que la nécessité du hasard et le hasard que le hasard de la nécessité.

10 C’est-à-dire toutes les formes de doctrines partant du principe que l’homme est corps et esprit, lesquelles considèrent que s’il existe un problème spécifiquement humain à résoudre, c’est sur l’esprit qu’il faudra primordialement s’appuyer pour y parvenir. Cf. Corps et Âme, ainsi que Nécessité du Dualisme Corps-Esprit.

11Sans entrer ici dans les détails, on peut considérer, grosso modo, la morale comme une éthique simplifiée qui assimile le bien-vivre au bien et le mal-vivre au mal. Cf. Spinoza : Morale ou Éthique ?

12Clément Rosset fait ironiquement remarquer que « la grande tromperie consiste à essayer de se persuader que les domaines de la liberté et de la volonté, qui coïncident quelquefois, sont l’expression d’une même liberté humaine fondamentale ; et c’est cette duperie qui nous vaut l’idée extravagante de mérite » (Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii).

13En chinois Kǒng Fū Zǐ (cinquième siècle avant notre ère).

14Traduction Séraphin Couvreur. Consultable en ligne sur Wikisource.

15J’utiliserai, dans cet exposé, trois traductions du Livre de la Voie et de la Vertu (dào dé jīng, traditionnellement orthographié Tao Te King) : celle de Benoît Saint Girons (en ligne sur le site les Sens du Tao) notée S.G., celle de Léon Wieger (en ligne sur le site des Classiques UQAC) notée L.W., celle enfin de Marcel Conche (aux éditions PUF-Quadrige) notée M.C.

16« La juste moyenne obtient des éloges et le succès, double résultat propre à la vertu. La vertu est donc une sorte de moyenne, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1107a).

17Le mutisme est à distinguer du silence dont il sera question plus loin.

18Théologien franciscain anglais du XIV° siècle, représentant du courant scolastique nominaliste.

19Cf. Ludwig Wittgenstein et les Jeux de Langage.

20À la manière du sophiste Gorgias de Léontion qui « démontre » (avec les moyens de la sophistique, c’est-à-dire, essentiellement, en jouant sur le sens des mots) que rien n’existe.

21Pour le taoïste, non seulement tous ces termes n’ont pas nécessairement de référent définitif (thèse de Wittgenstein), mais aucun n’en a jamais au motif que pour en avoir un, il faudrait stabiliser le réel donc nier son impermanence, sa fluence (thèse de Bergson). On pourrait dire que le nom n’est qu’un index fixe qui pointe, provisoirement, vers un réel qui ne l’est jamais. C’est là le sens de l’adage selon lequel, pour le dào, tout ne serait qu’illusion, à commencer par l’expression même du dào : « le tao exprimable n’est pas le tao. Le nom énonçable n’est pas le nom » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §1). Il est clair que la fluence sémantique, voire syntaxique du langage, s’explique, au moins en partie, par la nature intrinsèque de la langue chinoise.

22Rappelons que le sens (Sinn), pour Wittgenstein est la capacité que possède un terme ou une proposition à désigner une réalité extérieure reconnaissable (un objet ou un fait) dont il ou elle est l’image (Bild).

23« Le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l’écriture grandiloquente par excellence, l’écriture politique, réservoir d’outrances verbales aussi monotone qu’inépuisable » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, ii). « Outrances verbales » qui, toujours, se revendiquent être la manifestation directe et sincère de LA réalité.

24On remarquera que le Philosophe est soumis exactement aux mêmes contraintes (démocratiques) que le Sophiste qui « n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste […] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales » (Platon, Gorgias, 455a).

25La prémisse d’une participation de l’être humain à un grand Tout qui lui pré-existe et le conditionne est un thème récurrent dans de très nombreux courants de l’histoire de la pensée humaine puisqu’on le trouve aussi bien chez les pré-socratiques, les tragiques grecs, Spinoza, Hegel, le mysticisme, le romantisme, que dans l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme, ainsi, bien entendu que le yoga sur lequel nous allons abondamment revenir. Seulement, ce qui caractérise ces dernières « sagesses » , c’est que l’homme est moins prométhéen (sa culture ne rompt pas avec le grand Tout) qu’œdipien (il se berce d’illusion en prétendant échapper à son destin), tandis que c’est le contraire pour les « philosophies ».

26François Jullien insiste, un peu à la manière de Proust, sur les correspondances profondes qui unissent la poésie, la musique et la peinture. Par exemple, en disant que « sans qu’il y ait discours, [le poème] est musical, [il] fait entendre le silence comme le fait entendre ce cri d’oiseau qu’on perçoit d’un moment à l’autre, au creux du vallon, fond du silence qui n’est jamais dit mais dont tout ce paysage est imprégné » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, II, vii). Ou bien en remarquant que « la peinture chinoise ne représente pas un paysage particulier, tel « coin » de nature imaginaire ou perçu, mais tente, chaque fois, d’actualiser le paysage par excellence, de capter par son tracé la grande animation du réel » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, vii).

27Les romans de Hermann Hesse illustrent souvent avec finesse et délicatesse cette conception sage (non-philosophique) de la pédagogie (cf., notamment, le Jeu des Perles de Verre, Siddharta ou le Voyage en Orient).

28Voici une autre preuve de la « platonisation » de la vie publique moderne : si le terme « dialogue » est devenu, dans le spectacle permanent du maintien de l’ordre social, une sorte de mantra, c’est que « ce face à face des discours se révèle étroitement lié à notre organisation démocratique (il suffit, pour s’en convaincre, de mesurer l’importance que détiennent, dans notre vie politique, les débats télévisés » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, ii).

29Comme l’écrit sarcastiquement Robert Musil, « les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système. Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques » (Musil, l’Homme sans Qualités, I, §62). Cf. aussi Freud : « il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l’activité humaine comme les siens propres et qu’il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu’une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même » (Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).

30Innombrables sont les traductions de ce vénérable texte. N’étant pas moi-même sanskritiste, je choisirai, tout au long de cet exposé, celle qui me paraît la plus simple et la plus intelligible parmi les quatre que j’ai consultées : celle d’Alyette Degrâces aux éditions Fayard (notée A.D.), celle de Françoise Mazet aux éditions Albin Michet (notée F.M.), celle de Jean Bouchart d’Orval aux éditions du Relié (notée B.O.) et celle de Jean Papin aux éditions Dervy (notée J.P.), laquelle est disponible en ligne.

31Nombreux sont les spécialistes de l’épicurisme et du stoïcisme antique qui opèrent, explicitement ou non, des rapprochements entre ces mouvements philosophiques et les formes orientales de la sagesse. C’est le cas, notamment, de Marcel Conche, par ailleurs traducteur du Tao Te King. On remarquera aussi que le titre de l’ouvrage de Marc-Aurèle ( τὰ εἰς ἑαυτόν, littéralement « ce qui est pour moi »), est, le plus souvent, traduit par Pensées pour moi-même, parfois par Soliloques.

32Nirodah est, par ailleurs, traduit par « cessation » par Jean Bouchart d’Orval, « arrêt » par Françoise Mazet, « contrôle » par Alyette Degrâces.

33Corps et Âme et Nécessité du Dualisme Corps-Esprit.

34Alyette Degrâces et Françoise Mazet traduisent angâni par « membres », Jean Papin, par « étapes » ou par « degrés », Jean Bouchart d’Orval par « aspects ».

35Stricto sensu, seuls ces deux premiers angâni connotent directement, en sanskrit, l’idée de restriction, de limitation, de refrènement. Pour les six autres, c’est de la pratique et non de l’étymologie que cette tendance se déduit.

36Même chez Alyette Degrâces, le « contrôle » (nirodah) suppose « la pratique et le détachement [vairâgya] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 12), lequel connote, nolens volens, l’idée de renoncement.

37Au même titre que les exercices spirituels qui, tous, visent l’absention d’agir : « sustine et abstine » (« supporte et abstiens-toi », en grec : ἀνέχου καὶ ἀπέχου, « anekhou kai apekhou » ), telle est, par exemple, la maxime des Stoïciens. Cf. « accepte[r] toute chose sans humeur » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2).

38Aux exceptions notables de Pascal, de Leibniz et des existentialistes. Notons qu’à l’inverse, le thème du vide a fait l’objet d’une exploitation littéraire très féconde (mythologies, romantisme, Musil, Beckett, Melville, Modiano, etc.).

39Cf. aussi Maître Eckhart : « personne ne peut arriver à sa perfection, dans la connaissance comme dans la vie, à moins qu’il ne suive le modèle de la pauvreté volontaire ou – soit intérieurement pareil à un tel pauvre. Ceci est, pour tous les hommes, le meilleur » (Eckhart, de l’Union de Dieu et de l’Âme). Le problème, avec Maître Eckhart (comme avec la plupart des grands « mystiques »), c’est sa phraséologie théologique plus proche de la grandiloquence de la métaphysique occidentale que de la retenue de la sagesse orientale.

40Contrairement à ce qui se passe chez les fondateurs du taoïsme (Lǎo Zǐ, Liè Zǐ et Zhuāng Zǐ) pour qui le non-remplissement (bù yíng), distinct en cela du néant absolu, du zéro, est dûment thématisé, assimilé, tantôt au (le souffle), tantôt au yīn (le pôle passif de tout être par opposition au yáng).

41Tamas et rajas, énergies, respectivement, d’inertie et d’activité, et sattva qui désigne l’équilibre des deux premières réalisée par l’énergie de l’illumination. Pour autant, tamas et rajas ne sont pas homologues à yīn et yáng du dào qui ne désignent pas des énergies mais les deux pôles complémentaires dont participe toute réalité (à l’origine yīn et yáng désignent respectivement l’ubac et l’adret d’une colline, ce que rappellent les sinogrammes 阴 « colline + lune » et 阳 « colline + soleil »). S’il s’agit de soustraire purusha à l’influence des guna, c’est que « les trois guna nés de prakriti, […] enchaînent dans le corps […] l’Habitant impérissable du corps. […] Sattva attache au bonheur, rajas à l’action, […] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l’erreur et à l’inaction » (Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Tandis que, pour le dào, il n’est question ni d’échapper à yīn ni d’échapper à yáng. Tout au contraire, « un yīn, un yáng, voilà le dào » proclame le Grand Commentaire du Yi King. Par ailleurs, la clarté, la lumière, la compréhension (míng) s’écrit 明 (soleil + lune).

42Cf. l’Enjeu Éthique de la Littérature.

43Le sinogramme 氣 () représente, analogiquement, de la vapeur 气 sur un bol de riz 米. Par ailleurs, l’art du qì gōng suggère, étymologiquement, une « maîtrise du souffle », exactement comme le prânâyâma hindouiste. De même que la médecine chinoise cible les « trois portes » de passage de l’énergie vitale lorsque l’hindouisme s’intéresse aux sept shakras ou centres de jonction des canaux d’énergie.

44Ce qui évoque irrésistiblement, tout à la fois le panta rheï (« tout coule ») du pré-socratique Héraclite et, bien entendu, der Geist der Musik (« l’esprit de la musique ») cher à Nietzsche (cf. Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie).

45Ceux et celles qui ont une fois pratiqué le chant, les instruments à vent ou une activité d’endurance, autant de pratiques qui nécessitent du « souffle », savent fort bien qu’une respiration efficace passe par le contrôle et le forçage de l’expiration.

46« Le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie […]. Ce qui est sage, en conséquence, est d’éviter tout ce qui fait le jeu de la mort » (Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.).

47À savoir : action droite, existence droite, effort droit, connaissance droite, pensée droite, langage droit, attention droite, méditation droite.

48« Bien que, par sa nature, il soit engagé dans l’action, c’est la Nature, la Shakti exécutive, c’est la Déesse consciente dirigée par l’Habitant divin qui fait l’action » (-ibid-) commente Aurobindo.

49« Citta, l’esprit, désigne ce que l’on appelle organe interne. Il est composé du manas (le mental proprement dit), de l’ahamkâra (le faire-moi, la faculté individuante) et de la buddhi (l’intelligence d’éveil) » (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 2).

50Cf. note 41.

51« Agir sans agir ; s’occuper sans s’occuper ; goûter sans goûter ; voir du même œil, le grand, le petit, le beaucoup, le peu ; faire le même cas des reproches et des remerciements ; voilà comme fait le Sage. […] Jamais le Sage n’entreprend rien de grand, c’est pourquoi il fait de grandes choses » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §63).

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE (suite et fin) ?

(suite de …)

Cela dit, si, du point de vue de prânâyâma et de vairâgya, les Yoga-Sûtra de Patañjali ressortissent, à première vue, à la vision du vide propre à la sagesse orientale, en revanche il semblerait qu’il y ait néanmoins, dans ce texte, une véritable théorie de la connaissance qui vise une sorte de plein cognitif plutôt que de vide spirituel et, partant, imprime une dimension philosophique à ce texte. Nous appelons « théorie de la connaissance », dans la plus pure tradition philosophique initiée par Platon, un corpus théorique1 qui se propose de réfléchir méthodiquement sur les manifestations de l’erreur conceptuelle la plus vulgaire qualifiée d’ignorance afin de faire progresser son destinataire vers celles de la vérité conceptuelle la plus haute baptisée science. Nous disons « conceptuelle » pour bien restreindre la notion de vérité à une connaissance indirecte du réel, à une adequatio rei et intellectus (« adéquation de la chose et de l’intellect ») selon la formule canonique de Thomas d’Aquin. Dans la mesure où elle présuppose toujours un horizon de concepts rationnels inaccessible au vulgaire, toute théorie de la connaissance est donc, de part en part, méta-physique, c’est-à-dire, selon l’étymologie, au-delà de toute appréhension physique. Hegel dirait sans doute qu’il existe une « ruse de la raison » par laquelle la philosophie fait parfois, paradoxalement, l’éloge d’une certaine forme d’ignorance. Ainsi Socrate : « moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir » (Platon, Apologie de Socrate , 21 d). Ou encore Pascal : « les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien » (Pascal, Pensées, B327). Mais qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit toujours, pour les Philosophes, de dessiner les contours de la connaissance vraie qui, disent-ils, doit nécessairement commencer par la répudiation consciente et volontaire de ce qui est réputé « ignorance » de la vraie nature du réel. Donc, s’il s’agit de faire le « vide » de pseudo-connaissances, c’est bien dans le but de faire le « plein de vraies connaissances. C’est donc toujours, comme le dit Pascal, d’une « ignorance savante » qu’il s’agit. Ce que résume à merveille Nicolas de Cues lorsqu’il dit qu’ « il nous faut connaître notre ignorance. Si nous atteignons tout à fait ce but, nous atteindrons la docte ignorance » (De Cues, de la Docte Ignorance, §1). À l’inverse, la sagesse orientale, sans se complaire dans l’ignorance oiseuse, promeut néanmoins une acception minimaliste de la connaissance en accord avec sa conception du vide. Ainsi, Lǎo Zǐ : « sans sortir par la porte, on peut connaître tout le monde ; sans regarder par la fenêtre, on peut se rendre compte des voies du ciel . — Plus on va loin, moins on apprend. Le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas pour l’atteindre. Il connaît, avant d’avoir vu, par les principes supérieurs » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §47). Autrement dit, si la connaissance du Sage est une connaissance directe de ce qui vaut la peine d’être connu, à savoir celle de la Voie (des « principes supérieurs »), c’est qu’elle n’est pas l’aboutissement d’une procession volontariste vers le vrai au sens grec du terme (théôria), mais plutôt d’un processus d’abandon au réel : si « le Sage arrive au but, sans avoir fait un pas« , c’est qu’il a devant lui la Voie, celle qui mène à tous les possibles sans en exclure aucun. Il n’y a donc pas, chez lui, de rejet d’une forme de connaissance qui serait qualifiée de « vulgaire » et, en cela, assimilée à l’ignorance. Pour lui « la voie, le tao [indique] que le monde ne cesse de se renouveler, le réel d’être en procès » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, viii), autrement dit que toute connaissance spontanée est légitime dans la mesure où elle se comprend à partir de la progression de la Voie, où elle part du principe que toute vie est résolution de problèmes2. Ce qui n’est, ni une forme de « synthèse hégélienne » au sens où l’ignorance est un moment nécessaire de la connaissance, ni une forme de relativisme pragmatique au sens où il suffirait de contextualiser une ignorance pour en faire une sorte de connaissance. Et ce, pour une raison très simple : « celui qui parle ne connaît pas3. Celui qui connaît, ne parle pas. Il tient sa bouche close, il retient sa respiration, il émousse son activité, il se délivre de toute complication, il tempère sa lumière, il se confond avec le vulgaire » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §56). Le réel, en effet, est, pour la sagesse taoïste, non seulement impermanent mais encore « pure présence [zhàn cún ] » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §4). Le réel n’y étant jamais substantialisé comme dans la métaphysique occidentale4, on n’entre certainement pas en relation avec lui par l’intermédiaire d’un langage savant, autrement dit, pour reprendre les termes de Clément Rosset, par l’intermédiaire d’une doublure grandiloquente du réel. Car, au fond, « la réalité est idiote parce qu’elle est solitaire, seule de son espèce […]. Il lui suffira donc d’être deux pour cesser d’être idiote5, pour devenir susceptible de recevoir un sens. C’est le propre de la métaphysique, depuis Platon, que de comprendre le réel grâce à une telle duplication » (Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, I, 5). Voilà pourquoi, s’il existe manifestement, dans la sagesse taoïste, une conception de la connaissance du réel, celle-ci est à mettre en relation avec sa propension au non-remplissement (bù yíng), de sorte qu’il est impossible de parler, à son propos, de théorie de la connaissance. À présent, où situer les Yoga-Sûtra de Patañjali dans ce paysage touffu ?

Du point de leur aspect extérieur, les Yoga-Sûtra sont, de toute évidence, un traité pédagogique6 progressif et méthodique destiné à emporter la conviction du lecteur et dont la composition rappelle fort celle de l’Éthique de Spinoza : tandis que celle-ci comprend cinq parties sous-titrées de Deo (« de Dieu »), de natura et origine mentis (« de la nature et l’origine de l’esprit »), de origine et natura affectuum (« de l’origine et la nature des affects »), de servitute humana seu de affectuum viribus (« de la servitude humaine ou de la force des affects »), de potentia intellectus seu de libertate humana (« de la puissance de l’intellect ou de la liberté humaine »), ceux-là en possèdent quatre dénommées respectivement (traduction J.P.) samâdhi-pâda (« de l’unification »), sâdhana-pâda (« du chemin spirituel »), vibhûti-pâda (« de la puissance du Yoga »), kaivalya-pâda (« de l’émancipation »). De ce point de vue, la ressemblance est frappante. Cela dit, Patañjali ne commence pas par Dieu comme le fait Spinoza, mais au contraire par la servitude spirituelle de l’être humain, plus précisément celle de purusha, le Soi éternel et immuable malmené par prakriti ou pradhâna, la nature matérielle qui se manifeste par les trois guna7 : « le yoga et le sâmkhya8 posent l’union des deux principes purusha et prakriti […]. À l’origine de la manifestation, le second rompt un équilibre antérieur » (Alyette Degrâces, introduction à Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.)). Aussi, dans la mesure où, aussi longtemps que purusha n’est pas « établi dans sa propre et véritable nature » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 3), « il s’identifie aux mouvements des opérations mentales » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 4), afin de nous aider à rétablir cet équilibre rompu par le moyen du yoga, Patañjali commence-t-il par énumérer les cinq catégories de citta vritti (« modifications-perturbations du mental ») dont l’éparpillement nuit à l’unité et à la quiétude, donc à l’essence de purusha. Ce qui est remarquable, c’est qu’elles ressortissent toutes, peu ou prou, à un mode de connaissance. Ce qui tend à suggérer, à l’instar de la tradition philosophique, que pour remédier aux troubles qui perturbent l’humaine condition, il faut commencer par demander à l’intellect de circonscrire précisément les représentations mentales qu’il convient d’éliminer. C’est-à-dire s’en forger une représentation conceptuelle par laquelle un sujet conscient nomme son objet de connaissance et le définit avec vérité par l’attribution de quelque prédicat. De fait, le texte commence bien par nommer ces cinq citta vritti : « connaissance juste [pramâna] ; erreur [viparyaya] ; opinion personnelle [vikalpa] ; sommeil [nidrâ] ; mémoire [smritaya] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 6). Après quoi, de i, 7 à i, 11, chacune d’elle se voit, effectivement, attribuer une définition9. On peut alors s’étonner de trouver, à la première place, la « connaissance juste »10. On se demande bien pourquoi et en quoi la connaissance juste devrait faire l’objet d’une répudiation au même titre que l’erreur, l’opinion, le sommeil ou la mémoire. La raison s’en trouve explicitée dans le sûtra suivant : c’est que citta vritti nirodha passe, comme nous l’avons vu supra, par une forme de détachement (vairâgya) consistant dans ce qu’Alyette Degrâces traduit par « l’état de non-soif » (vitrishna) à l’égard des objets de conscience (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15). Ce qui veut dire que l’extinction des désirs que vise la pratique du yoga ne concerne pas seulement le désir de posséder mais aussi le désir de connaître, y compris celui de connaître avec vérité. Mais alors, si le yogi doit faire, à l’instar du Sage taoïste, vœu de pauvreté en matière de connaissance, pourquoi parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali ? D’abord dans le sens où purusha (l’esprit) se détache de prakriti (la matière) et accomplit son essence dans une « enstase »11 que la tradition hindouiste, reprise par le texte de Patañjali, nomme samâdhi. Donc, d’une part, dans la mesure où « le degré ultime de détachement [vairâgya] est l’intuition directe du Soi par le rejet des trois fonctions inhérentes à la manifestation (les 3 guna) » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 16), il y a bien, au finale, connaissance de quelque chose puisque le sujet conscient n’a plus, une fois débarrassé de ses citta vritti, que lui-même (purusha) pour objet de connaissance. On voit en quoi on se trouve là éloigné de la conception taoïste du fú jū (non-adhérence) qui répudie tout objet de connaissance, à commencer par celle de l’ego, la plus illusoire de toutes. Et, d’autre part, dans la mesure où « là [dans samâdhi] est la connaissance de la réalité » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 48), il est difficile de ne pas opérer un rapprochement avec ce monument de la connaissance métaphysique que constituent les Méditations Métaphysiques de Descartes lequel, après s’être dépouillé de tous les objets possibles de connaissance fait ce double constat : « qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense […]. Il n’y a rien qui soit plus facile à connaître que mon esprit » (Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9, 18). Tout comme Descartes, donc, Patañjali semble faire l’éloge d’une connaissance métaphysique dont la plus haute expression consiste en ce que l’esprit n’est rempli que … de soi-même12, autrement dit d’une sorte de méta-connaissance vide de tout contenu. Mais il existe une autre raison de parler de théorie de la connaissance à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali : c’est que kaïvalya-pâda, la quatrième et dernière partie du texte, celle qui est consacrée à la libération finale de l’esprit, revient abondamment sur les présupposés proprement métaphysiques d’une connaissance de purusha par lui-même purifiée des citta vritti parasites évoqués dans samâdhi-pâda, la première partie. En l’occurrence, il s’agit, pour purusha, de se libérer des trois énergies fondamentales (guna), mais aussi des empreintes inconscientes (samskâra ou vâsanâ) qui le maintiennent en état de subordination par rapport à la matière (prakriti), notamment en le contraignant à une connaissance objectuelle et matérielle lui interdisant de se connaître soi-même. Ce n’est qu’à ces conditions que purusha « ne ressent plus aucun engouement, même pour les plus subtils niveaux intellectuels ; il a atteint le samâdhi dit du Nuage de Vertu [dharma megha samâdhi] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 29).

On voit bien par là que la connaissance de purusha par lui-même n’est cependant pas le stade suprême de vairâgya. On est même encore loin de l’objectif final de samâdhi puisque, si ce type de connaissance « est d’une tout autre étoffe que celle acquise par témoignage ou par raisonnement, car elle touche directement l’essence du réel [de sorte que] l’impression mentale qui en émerge désamorce les autres impressions, [pour autant] lorsque même cette impression se dissout à son tour, toutes les impressions se sont résorbées dans le silence : c’est le samâdhi absolu [nirbîja samâdhi] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), i, 49-51), celui qui sera repris dans kaïvalya-pâda (quatrième partie du traité). En effet, samâdhi, qui connote l’idée d’unité13 ne peut se satisfaire de la dualité du sujet et de l’objet que présuppose nécessairement toute connaissance, fût-ce celle de l’esprit vide de connaissance par lui-même. Ce qui nous amène à envisager le texte de Patañjali sous l’angle du deuxième critère de sagesse énoncé par Xún Zǐ : l’unité. La philosophie, tout autant que la sagesse, s’est toujours évertuée à penser l’unité profonde des choses par-delà leur diversité de surface. Sauf que la conception philosophique de l’unité est pour le moins paradoxale. D’une part, en effet, la métaphysique ne pouvant se concevoir sans « redoubler » le réel d’une représentation ad hoc, l’unité ontologique de l’être par-delà la diversité de ses manifestations s’accompagne aussi d’une unité sémantique de la représentation par-delà la diversité des images. Mieux que cela, cette « double unité », si l’on peut dire, en implique même une troisième : celle de la purification finale d’un sujet humain censé faire l’objet d’une unification anthropologique par-delà la diversité de ses états et de ses actes. D’où, « tandis que la purification ascétique engagée [par Platon] appelle à se libérer du corporel pour permettre à l’âme de se hausser, purifiée, en vue de l’intelligible, l’impassibilité à laquelle convie le penseur taoïste permet de se libérer du régime d’excitation continuelle et superficielle consumant la vitalité pour renouer avec l’incitation foncière telle qu’elle nous vient du flux du monde » (Jullien, l’Invention de l’Idéal et le Destin de l’Europe, vi). C’est-à-dire que, deuxième aspect du paradoxe, cédant à sa tentation de se purifier de l’impur en le stigmatisant puis l’excluant, la philosophie (re-)crée séance tenante de la dualité sous prétexte d’unifier : l’unité ontologique profonde du réel par delà la diversité superficielle de ses apparences présuppose en effet une dualité entre le réel (l’être), nécessairement unique (seul, « idiot », dirait Rosset), et l’illusion (le non-être) irréductiblement plurielle. Unité de la vérité versus pluralité de l’erreur, tout le monde connaît l’adage. L’unité sémantique du vrai présuppose donc une dualité entre la représentation du réel (le vrai), seule digne, au fond, d’être intrinsèquement unifiée, et la représentation de l’illusion (le faux) abandonnée à son indéfectible et incurable multiplicité. De même, l’unité anthropologique de l’esprit présuppose une dualité entre le siège du vrai (l’esprit), substance simple, homogène, insécable et la source du faux (le corps), substance complexe, hétérogène, morcelée. Bref, tandis que les Sages « réduisent les multitudes de leurs sujets14 à l’unité, les considérant comme une masse indivise avec une impartialité sereine, n’estimant pas les uns précieux comme jade et les autres vils comme cailloux » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §39), pour les Philosophes, en revanche, ce n’est pas ce qui est un qui « est précieux comme jade » mais, en sens inverse, cela seul qui n’est pas considéré, a priori, comme « vil comme caillou » qui vaut la peine d’être unifié. C’est ainsi que la philosophie n’a eu de cesse de thématiser l’être comme paradigme de « ce qui a de la valeur » par opposition au paraître réputé en être dépourvu. Voilà pourquoi « c’est du côté du stable et de l’immuable que la philosophie est allée chercher la vérité15, le vrai n’ayant pu devenir la vérité (et s’absolutiser) qu’en s’articulant à l’Être. [Tandis que] la Chine n’a conçu que le devenir ; mais alors, ce n’est plus exactement le « devenir » puisque ne sous-entendant plus l’être (défini précisément comme ce qui ne devient pas), mais la « voie », le tao, par laquelle le monde ne cesse de se renouveler, le réel d’être en procès » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, viii). Dire que le réel est en procès continuel, c’est dire, contrairement au Philosophe, ce n’est ni à la substance (de l’Être ou de l’Esprit), ni au sémantème (du Vrai) que le Sage accorde l’unité indéfectible, mais au procès, au flux. Pour le Sage, l’abstraction qui conduit à hypostasier l’objet final de l’ontologie (l’Être), de la sémantique (le Vrai) ou de l’anthropologie (l’Esprit) est superstitieuse et artificielle. Or « tout ce qui est artificiel est faux et inefficace. Seul le naturel est vrai et efficace » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §4). Et le naturel, c’est ce devenir cosmique que les hindouistes illustrent par la danse de Shiva Natarâja16 qui, nolens volens, transforme p en non-p (le  yīn en yáng) et inversement, et ce, au mépris du principe de contradiction, règle la plus fondamentale de la logique philosophique17. Pour le Sage, l’unité n’est pas un jugement de valeur a priori prononcé contre l’ignorant mais répond à la nécessité pragmatique de réguler les maux, d’apaiser le tourment de qui est douloureusement confronté au tourbillon de la vie. On doit donc dire que la sagesse se fait de l’unité une conception médicale, extensive et inclusive (unité = diagnostic d’unicité, d’unité de la diversité même qui est unique dans son perpétuel devenir) tandis que la philosophie s’en fait une conception tout à la fois judiciaire et beaucoup plus restrictive et exclusive (unité = unification en vertu de la stabilité profonde de l’Être préjugée contre la diversité et l’instabilité du devenir).

Répondant à la question d’un disciple demandant ce qu’est l’accord céleste, le maître répond : « c’est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs. Du tir à l’arbalète, fut dérivée la notion du bien et du mal. Des contrats fut tirée la notion du droit et du tort » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §2). Du coup, l’unité ( en chinois) étant présupposée comme harmonie universelle indéfectible de la Nature dans la diversité même de ses modifications perpétuelles, elle n’est jamais à construire mais, seulement à considérer, à réaliser (au sens de l’anglais to realize) : le Sage n’unifie pas, il fait prendre conscience de l’unité. Et, comme, dans cette tâche, il ne s’attaque pas au devenir mais épouse, tout au contraire, la fluidité du réel, il ne condamne rien ni personne au ban d’infamie comme le fait le Philosophe mais se contente de réguler un flux passagèrement perturbé : « la perspective est donc bien celle d’un délicat équilibrage entre l’excès et le défaut qui dépend entièrement de la situation, car la régulation procède, on le comprend bien, non d’un principe posé d’avance et transcendant le cours des choses, mais d’une mise en rapport qui est purement contextuelle et dont la cohérence demeure immanente (celle du li chinois opposé au logos grec) » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, x). Dès lors, même si elle doit (ce qui n’est, d’ailleurs, nullement nécessaire) passer par le discours, cette régulation n’est jamais une sentence, une prescription, mais une incitation, une évocation tautologique18 en ce qu’elle échappe, par nature, au principe de contradiction, c’est-à-dire à l’exclusion mutuelle du vrai et du faux, du bien et du mal, du juste et de l’injuste. « Aussi, sur le même sujet […] Confucius pourra-t-il répondre différemment à chacun de ses interlocuteurs successifs […]. Voire, Confucius peut, au même moment, répondre l’inverse à l’un et à l’autre » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, iv). Là où le Philosophe est obsédé (en cela très « géomètre ») par la contradiction, signe irrécusable pour lui du triomphe du corps et de la diversité de ses passions sur l’esprit et l’unité de la raison, donc du triomphe de l’illusion sur la réalité, à l’inverse, le point de vue du Sage « est un point, d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non distingués. Ce point est le pivot de la norme. C’est le centre immobile d’une circonférence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir, dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §2). L’intervention régulatrice du Sage suppose, en effet, l’unité temporelle des points de vue opposés, rappelant que dào, c’est la Voie qui relie et non exclut les extrêmes, l’un et l’autre se succédant dans un flux perpétuel. Dào est, par excellence, la Voie de la coexistence des opposés comme deux limites possibles d’égale dignité et non de leur incompatibilité réciproque au nom de la nécessaire supériorité a priori de l’un sur l’autre. De la même façon que le patient se voit administrer ce que la sagesse pré-socratique appelait un pharmakon, c’est-à-dire, tout à la fois un poison et/ou un remède, un poison qui devient remède ou un remède qui devient poison, comme on voudra, « dans l’unité primordiale non encore différenciée » qui est celle de l’harmonie originelle du patient avec le Cosmos et qui, par hypothèse, doit être rétablie par l’intervention régulatrice du médecin. Après tout, comme le souligne Marcel Conche, l’aphorisme « ton âme peut-elle embrasser l’Un [] sans jamais s’en détacher, former avec lui un tout indissoluble ? Peux-tu former ton âme de façon qu’elle embrasse l’Un ? » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §10) est, au fond, une question parfaitement médicale : il s’agit simplement de se demander si on peut éviter la mort prématurée à quoi conduirait immanquablement une perte de vue de l’unité comme avant goût de la dissolution finale. Quid, à présent, de la notion d’unité dans les Yoga-Sûtra de Patañjali ?

À l’aune de la tripartition philosophique ontologie (l’Être) / sémantique (le Vrai) / anthropologie (l’Esprit), il est remarquable que, dans les Yoga-Sûtra de Patañjali, seul l’aspect anthropologique se manifeste. Contrairement aux Upanishads, les sûtra ne font, en effet, quasiment pas explicitement d’allusion ontologique à la réalité ni d’allusion sémantique à la vérité. Le substantif « réel-réalité » (tattva en sanskrit) n’apparaît que deux fois dans le texte, en i, 32 (sur quoi nous reviendrons) et en iv, 14 qui énonce que « l’état particulier d’un objet [traduction de tattva] est l’expression de l’unicité d’une certaine combinaison des énergies fondamentales » (Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14). Les « énergies fondamentales » sont les trois guna dont il a déjà été question19 et qui émanent du principe matériel (prakriti ou pradhâna) censé perturber le principe spirituel (purusha). Même si « là réside l’unique différence entre les objets qui sont une seule et même réalité […]. Tout n’est qu’apparitions différentes du Même » (Jean Bouchart d’Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), même si, donc, l’unicité fondamentale d’un réel muable et malléable au gré de l’action des guna semble clairement affirmée par les Yoga-Sûtra, elle ne l’est pas exactement de la même façon que dans le dào. En effet, les sûtra font état de deux sortes de guna ou énergies fondamentales (tamas, énergie de conservation, rajas, énergie de changement) qui en supposent une troisième (sattva, énergie de l’illumination) pour les (ré-)concilier, ainsi que de deux principes constitutifs (matériel : prakriti et spirituel : purusha) dont l’un malmène l’autre, ce qui évoque les bons vieux thèmes philosophiques de la maîtrise des passions d’une part, de contamination de l’esprit par la matière d’autre part. Par ailleurs, si la notion de vérité (satya) n’a que deux occurrences : en ii, 30, où satya est mentionné comme le deuxième des cinq yama20 (« maîtrises » A.D., « disciplines » B.O.), il est néanmoins précisé que « celui en qui la véracité s’est établie obtient et maîtrise le fruit de ses œuvres » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 36). Le terme n’apparaît donc qu’à titre de vertu morale concrète (sincérité, véracité) plutôt qu’à titre de valeur sémantique attribuée abstraitement à une représentation du réel. Et si l’on se rappelle que « le premier temps de la définition du yoga, l’union de l’homme divisé avec sa nature réelle, consiste à établir un contrôle [nirodha] sur les modifications [vritti] de l’esprit [citta] » (Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 2), on comprend qu’il existe, au fond, une « nature réelle » de l’être humain dont celui-ci a tendance à s’éloigner à travers des « modifications de l’esprit » qui, sans être toutes douloureuses (i, 5), sont néanmoins toutes causées (notions de karma, de samsâra, de samskâra) par l’action des trois énergies (guna) de la matière (prakriti) et leur influence sur l’esprit (purusha). Ce qui nous ramène à la duplicité philosophique relevée par Rosset, celle de la très problématique unification profonde au-delà d’une diversité superficielle. Et, dans la mesure où l’enjeu du yoga, selon Patañjali, reste bien de purifier l’esprit perturbé (citta) pour le faire accéder à l’enstase (samâdhi) qui le rétablira dans la sérénité de son essence (purusha), plus exactement (iv, 29) dans un « nuage de vertus » (dharma megha samâdhi), c’est l’aspect anthropologique de ce paradoxe qui est plus spécialement mis en avant. On se souvient que c’est sur ce point que nous avions laissé l’examen du processus de vide (vairâgya) dans les Yoga-Sûtra en remarquant que le samâdhi qui s’ensuit devait s’entendre en deux sens : le sens, disons métaphysique de la connaissance de l’esprit par lui-même et le sens, plus proprement taoïste d’un renoncement complet à la connaissance justifiant la traduction de samâdhi par « unité » (J.P.) ou « rassemblement » (A.D.). Examinons donc plus en détail, à présent, cette seconde acception.

Patañjali nous dit que samâdhi « est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21). Mais, lorsqu’on lit, dans ce qui est la toute première précision donnée par le texte sur la manière d’accéder à samâdhi, qu’ « on peut l’atteindre par l’abandon total au Seigneur Suprême [ishvara pranidhâna] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 23), on se dit qu’il y a là une veine philosophique bien connue : celle du traitement théologique du problème de l’unité. Celui-ci consiste, en effet, à supposer que tout le malheur de l’homme provient, dans tous les cas, sous l’effet des passions, de son refus de recourir à la grâce unificatrice d’un Dieu transcendant (comme chez Pascal21) ou bien du relâchement de sa relation avec un Dieu immanent (par exemple, chez Spinoza22). De sorte que, pour réparer le mal ainsi créé, il faut et il suffit de lutter contre les passions, c’est-à-dire reconstituer l’union perdue d’avec le dieu transcendant23. Dans tous les cas, l’option philosophique qui semble être celle de Patañjali en i, 23 consiste à préconiser la fusion de l’être humain avec L’être par excellence. Toutefois, faire un tel rapprochement, c’est oublier un peu vite le contexte hindouiste, donc polythéiste, des Yoga-Sûtra, donc que le « Seigneur Suprême »24 (ishvara) ne saurait être une entité unique comme, par définition, c’est le cas dans le monothéisme. Ce que confirme le sûtra suivant : « le Seigneur est un purusha particulier non touché par les souffrances, les actes, les résultats et l’espace des intentions » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 24) ou, autre traduction, « le Seigneur est le Soi transcendant. Les afflictions, les actions avec leurs conséquences et les traces subconscientes laissées par elles ne l’atteignent pas » (-id-, trad. J.P.). La confrontation des traductions en général différentes à bien des égards, est, ici, éclairante par ce qu’elles ont, précisément, de commun : à savoir que par « Dieu » (ishvara), il ne faut entendre rien d’autre que l’esprit, le soi-même (purusha), une fois celui-ci purgé des citta vritti et, par conséquent, transformé (« transcendé ») par la pratique du yoga. Même si la notion d’ishvara pranidhâna conserve malgré tout quelques relents d’une phraséologie métaphysique (définition d’ishvara comme « le soi transcendant » chez Jean Papin, comme « présence unique » chez Jean Bouchart d’Orval), on peut donc dire que la compréhension de i, 23 n’apporte rien de bien nouveau au point de départ de notre paragraphe, celui de savoir comment purusha va parvenir à l’unification totale (samâdhi), puisque, apparemment, ishvara = purusha. Les sûtra i, 29, 30, 31 évoquent les obstacles (antarâya) qui perturbent le mental (citta) au point d’engendrer de la souffrance (duhkha)25. Le remède est prescrit dans le sûtra suivant : « pour leur prévention, la pratique d’une seule réalité [eka tattva] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 32). Voilà qui est parfaitement clair : pour faire cesser les perturbations douloureuses du mental, il faut et il suffit de pratiquer une réalité unique. Qu’est-ce à dire ? À première vue, nous serions là, encore une fois, en pays philosophique connu, en l’occurrence, sur le terrain de l’exercice spirituel préconisé par les écoles épicurienne, stoïcienne ou pyrrhonienne devant conduire à l’ataraxie, c’est-à-dire de l’absence de troubles de l’âme. Ce qui se confirmerait si l’on se contentait du sûtra selon lequel « la sérénité [prasâda] de l’esprit [citta] s’installe lorsque, devant les événements tristes, bons ou mauvais qui se présentent, nous réagissons par l’amitié, la compassion, la paix, la joie et le désintéressement » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33) puisqu’alors, l’injonction viserait, effectivement, à persuader le disciple de pratiquer le bien (moral) ou, tout au moins, d’envisager la vie bonne (éthique). Philosophiquement, en tout cas depuis Aristote, la pratique (praxis) connote toujours la moralité ou l’éthique. Sauf que ce qui est suffisant pour le Philosophe ne l’est pas pour Patañjali, puisque, précise-t-il, la sérénité de l’esprit s’installe aussi « par la suspension du souffle expiré [prânâyâma]. La stabilité du mental vient aussi en se concentrant volontairement sur les objets perçus par les sens. Ou bien en méditant sur l’état lumineux au-delà de la souffrance. Le mental peut aussi prendre pour objet de concentration un être libéré du désir » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 34-37). À y regarder de plus près, la pratique dont il est ici question semble donc plus proche de la pensée chinoise dont parle François Jullien ou, en tout cas, d’une discipline ou d’une technique spirituelle au sens de Jean Varenne (cf. première partie). D’une part, en effet, parce que cette pratique vise à réguler directement et concrètement chaque être humain particulier (en lui apportant la sérénité) et ne consiste donc pas en une conduite morale ou éthique abstraite indirectement induite par la connaissance d’un concept et destinée à tout être humain en général. Et, d’autre part, parce que c’est plus vers une collaboration de l’esprit et du corps que vers une séparation ou une subordination de celui-ci à celle-là que l’on s’oriente à travers cette pratique. Revenons maintenant en détail sur la gradation proposée par les quatre sûtra i, 34 à 37.

Cela commence par la maîtrise du souffle (prânâyâma) dont il a déjà été question, puis on passe à l’étape que nous avons qualifiée de recherche du détachement ou du vide (vairâgya) dont nous avons vu qu’elle se fonde sur une théorie de la connaissance de veine assez philosophique aboutissant à un samâdhi « avec connaissance » (sabîja, samprajñâta)26 mais qu’elle envisage aussi un plus haut degré de détachement réputé « sans connaissance » (nirbîja, asamprajñâta)27. C’est cette dernière indication qui nous intéresse ici. La traduction de Jean Papin que nous avons donnée ci-dessus des sûtra i, 34-37, insiste (notamment en i, 35, 36, 37) sur la notion de concentration28, notion centrale dans ce texte mais qu’ignorent tout autant la philosophie qui met plutôt l’accent sur l’équanimité (qui est à l’âme ce que l’immobilité supposée est au Cosmos) que le taoïsme qui lui préfère celle de non-agir (wú wéi). Mircea Eliade définit l’enjeu et les conditions de la concentration en faisant remarquer que « le point de départ du yoga est la concentration sur un seul objet […]. L’ekâgratâ, la concentration en un seul point, a pour résultat immédiat la censure prompte et lucide de toutes les distractions et de tous les automatismes qui […] font la conscience profane […]. L’exercice ekâgratâ tend à contrôler les deux génératrices de la fluidité mentale : l’activité sensorielle (indriya) et celle du subsconscient (samskâra) […]. Il va de soi que l’ekâgratâ ne peut être réalisée autrement que par la mise en œuvre de nombreux exercices et techniques où la physiologie joue un rôle capital […]. C’est pourquoi la technique yogique, selon Patañjali, implique plusieurs catégories de pratiques physiologiques et d’exercices spirituels (appelés anga, « membres ») que l’on doit avoir appris si l’on veut obtenir l’ekâgratâ, et, à la limite, la concentration suprême, samâdhi » (Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). De fait, la deuxième partie du traité de Patañjali (sâdhana pâda, « du chemin spirituel », traduction J.P.), après avoir situé les origines de ce qu’Augustin appellerait la fluctuatio animi (le flottement de l’âme), comme le souligne Mircea Eliade, soit dans l’activité sensorielle (indriya) soit dans celle du subsconscient (samskâra), énumère dans le sûtra ii, 29 les huit angâni c’est-à-dire les huit étapes d’une voie qui conduit à la méditation, c’est-à-dire à la « concentration suprême » samâdhi29. Jusqu’à la fin de sâdhana pâda, il ne sera question que des cinq premiers qui sont conçus comme autant « de pratiques physiologiques et d’exercices spirituels » qui préparent la concentration. Nous avons déjà évoqué les deux premiers (yama, niyama) et le quatrième (prânâyâma). Disons deux mots du troisième (âsana) et du cinquième (pratyahârâ). Âsana (« la posture »)30 est le premier anga propre à ce qu’Eliade appelle « la technique yogique », les deux précédents angâni étant, en quelque sorte les réquisits moraux sans lesquels Patañjali n’imagine pas la cessation des citta vritti et, à ce titre, « ne représentent aucune particularité spécifiquement yogique [tandis qu’] on ne saurait obtenir l’ekâgratâ [c’est-à-dire la concentration sur un seul objet] si, par exemple, le corps est dans une posture fatigante ou simplement inconfortable » (Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). Voilà pourquoi, souligne Marie Kock, « le recueil [de Patañjali] ne contient qu’une seule recommandation concernant les postures : sthira sukham âsanam (ii, 46) que l’on pourrait traduire par « l’âsana doit être ferme et facile ». Sukha, c’est le confort, l’aisance. Mais âsana, avant de désigner la posture dans le langage courant des yogis31, est, à l’origine, le fait de s’asseoir, le siège » (Marie Kock, Yoga, une Histoire Monde, vi). Autrement dit, âsana, le fait de s’asseoir confortablement mais fermement, n’est rien d’autre que l’assise ou l’assiette, le fait de se poser calmement avant de « rassembler ses esprits », comme on dit. C’est donc bien la première étape dans l’entreprise de l’unification de soi32. Naturellement, les étapes suivantes sont la maîtrise de la respiration (prânâyâma) afin d’ancrer et de parfaire l’assise (âsana). Après quoi, « lorsque les sens [indriya] se sont écartés de leurs objets et qu’ils se réduisent simplement à leur élément de conscience, cela s’appelle le retrait [pratyâhâra]. Alors les sens sont parfaitement maîtrisés » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 54, 55). Ce que Françoise Mazet traduit (commente ?) de la façon suivante : « quand le mental n’est plus identifié avec son champ d’expérience, il y a comme une réorientation des sens vers le Soi » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 54). On voit donc que Patañjali envisage la purification sensible sur le même modèle que la purification intellectuelle : à travers pratyâhâra il s’agit de « vider » les sens de leurs impressions sensibles pour les réorienter vers le soi percevant, exactement de la même manière que, à travers vairâgya, le contenu de connaissance se « vide » progressivement jusqu’à ne plus connaître que le soi connaissant. C’est alors que se clôt la deuxième partie du traité (sâdhana pâda) consacrée à ce qu’Alyette Degrâces appelle justement « les cinq membres extérieurs » du yoga. La troisième partie (vhibûti pâda, « de la puissance du Yoga », traduction J.P.), celle qui concerne donc « les trois membres intérieurs » (A.D.), s’ouvre sur la notion de concentration proprement dite qui constitue donc la sixième étape de notre processus : « établir la fixation du mental  sur un seul point, c’est la concentration [dhâranâ] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 1). Ce qui est remarquable, c’est que ce sûtra ne fait l’objet d’aucun développement mais semble s’enchaîner aux trois suivants dans une sorte de déduction logique d’une rigueur implacable33 : « maintenir dans un courant ininterrompu, c’est la méditation [dhyâna]. Quand disparaît la forme même de l’objet de la contemplation et qu’on saisit uniquement sa signification, c’est l’enstase [samâdhi]. Coordonner les trois mouvements sur ce seul point, cela s’appelle la convergence [samyama] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iii, 2-4). Il faut donc admettre qu’il n’existe, entre ekâgratâ (concentration sur un seul objet), dhyâna (méditation) et samâdhi (unité finale) qu’une différence de degré à la fois d’intensité et de permanence. Ce sont là, finalement, trois degrés de concentration (dhâranâ) dont la progression exige, évidemment, la pratique assidue du yoga et, à la limite, une totale maîtrise (samyama) de l’esprit sur lui-même, bref, une unité parfaite du soi (purusha). L’entreprise de Patañjali, de nature apparemment très philosophique, d’unification d’un soi dont l’essence spirituelle est constamment menacée par l’intrusion des sollicitations matérielles repose donc, paradoxalement, sur cette notion extra-philosophique de dhâranâ.

Il nous reste à examiner le texte de Patañjali à la lumière du dernier de nos trois critères de sagesse : la paix. Bien entendu, en dépit des quelques tendances éristiques que nous avons déjà soulignées, la philosophie n’a jamais été l’ennemie de la paix. On trouve, par exemple, chez Platon, ce passage tout à fait remarquable : « il y a dans la Cité [polis] et dans l’âme d’un individu des parties correspondantes et égales en nombre. […] Ainsi nous dirons, je pense, mon cher Glaucon, que ce qui rend la Cité juste, rend également l’individu juste [et que] la Cité est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. […] N’appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c’est en elle que réside la sagesse, et qu’elle est chargée de veiller sur l’âme tout entière ? Et n’est-ce pas à la colère [la vertu du cœur] d’obéir et de la seconder ? […] Ces deux parties de l’âme ayant été ainsi élevées, instruites et exercées à remplir leurs devoirs, gouverneront la partie où siège le désir [le ventre], qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable par nature ; elles prendront garde que celle-ci, après s’être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l’économie générale. […] En présence des ennemis du dehors, elles prendront les meilleures mesures pour la sûreté de l’âme et du corps ; l’une délibérera, l’autre, soumise à son commandement, combattra, et secondée du courage, exécutera ce que la raison aura résolu. […] La cause de tout cela, n’est-ce pas que chacune des parties de son âme remplit son devoir, qu’il s’agisse de commander ou d’obéir ? [De sorte que la justice] ne s’arrête point aux actions extérieures de l’homme, et qu’elle en règle l’intérieur, ne permettant à aucune des parties de l’âme de faire quelque chose qui lui soit étranger, ni d’intervertir leurs fonctions. L’homme juste […] établit un ordre véritable dans son intérieur […], il met les trois parties de son âme en harmonie [sumphonia] » (Platon, République, IV, 441c-443d). Il y a, dans ce passage, trois éléments philosophiquement significatifs pour notre propos. Premièrement, la paix n’est pas thématisée en tant que telle mais considérée comme l’effet induit par l’établissement d’un ordre juste supposé engendrer de l’harmonie (sumphonia). Donc, première chose : établir la paix, c’est établir puis maintenir un ordre juste34, c’est-à-dire un ordre social qui va minimiser les risques de conflits entre les hommes. Deuxièmement, le maintien de l’ordre social générateur de paix est le maintien d’une relation d’ordre au sens mathématique du terme35 entre les trois parties de la Cité . Troisièmement : il existe une analogie entre les trois parties de la Cité et les trois parties (délibérante, agissante et désirante) de l’âme humaine dans le sens où, dans les deux cas, la paix, celle de la Cité comme celle de l’âme, est obtenue au moyen d’une hiérarchie d’autant plus rigoureuse que l’ordre dont elle procède est immuable car ancré dans la Nature. C’est le même ordre naturel qui, d’une part exige que les laboureurs et les artisans obéissent aux injonctions des gardiens de la Cité, eux-mêmes étant soumis à celles du Philosophe-Roi, d’autre part donne la priorité de la raison sur le désir, de l’âme sur le corps et, d’une manière générale, de l’esprit sur la matière. On voit bien que la paix dont il est ici question est une sorte de paix des braves entre belligérants déclarés ou potentiels36 ou, plus exactement, de pax romana que les plus forts imposent aux plus faibles. Dans une telle perspective, le Philosophe considère comme un devoir, un impératif moral, de réconcilier des classes sociales potentiellement antagonistes sous l’égide de la philosophie, comme aussi de réunifier un Soi dispersé en et agité par des tendances potentiellement destructrices sous l’égide de la raison. Il est significatif de l’orientation générale de la philosophie que la plupart des Philosophes ont, à quelques exceptions près, emboîté le pas des Grecs37 en considérant la Nature (sociale ou humaine) comme défaillante et hostile. Comme le dira Kant, « l’état de paix n’est pas un état de nature, lequel est au contraire un état de guerre, c’est pourquoi il faut que l’état de paix soit institué. [Car] la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre » (Kant, Projet de Paix Perpétuelle). L’idée philosophique que la paix doit être conquise, de haute lutte, si l’on ose dire, sur une Nature revêche, est d’ailleurs partagée par tous les promoteurs des exercices spirituels que sont, par exemple, les Stoïciens (notions d’apathie ou d’aponie), ou les Chrétiens Orthodoxes (notion d’hésychasme, du grec ἡσυχάζω, hêsukhadzô, « être en paix », « garder le silence »), ou encore les Mystiques (notion de quiétisme). Dans une telle perspective, l’ennemi, sinon à abattre, du moins à neutraliser porte toujours le même nom : les passions.

Bien différent, on s’en doute, est le point de vue de la spiritualité chinoise. Zhuāng Zǐ nous dit que « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. Elle consiste dans le fait négatif qu’aucun être n’émeut plus son cœur. Elle est le Principe de la claire vue du Sage. Telle une eau parfaitement tranquille qui est limpide au point de refléter jusqu’aux poils de la barbe et des sourcils de celui qui s’y mire. Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau […]. Or de même que le repos clarifie l’eau, de même il éclaircit les esprits vitaux, parmi lesquels l’intelligence. Le cœur du Sage, parfaitement calme, est comme un miroir, qui reflète le ciel et la terre, tous les êtres. Vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non‑intervention ; cet ensemble est la formule de l’influx du ciel et de la terre, du Principe » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §13). De tels propos peuvent rappeler la conception philosophique épicurienne ou stoïcienne de l’impassibilité (apathéïa)38. Sauf que, pour Zhuāng Zǐ, la paix n’est pas conçue comme une vertu morale à acquérir après conviction de l’intellect et effort de la volonté : la paix (qui signifie aussi « harmonie » ainsi que la conjonction « et ») est le « Principe » clé du dào, celui qui établit la synonymie de « vide, paix, contentement, apathie, silence, vue globale, non‑intervention » et qui guide le Sage pensé à l’image de l’eau, c’est-à-dire tout à la fois, naturellement fluent (sans rigidité), humble (en position basse) et calme (sans agitation provenant d’elle-même). Mais surtout, contrairement à ce que prône le Philosophe, pour le Sage, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (L.W.), §15). Bref, tout comme pour le vide et l’unité, la sagesse taoïste ne considère pas que la paix est à établir par réflexion et par habileté rhétorico-éthique mais qu’elle est à rétablir par le Sage qui rappelle que le Cosmos est toujours déjà harmonieux et paisible par nature39 : « la pureté s’obtient dans le trouble de ce monde« . « Dans » et non pas « contre » le trouble, lequel n’est désordre que pour qui fractionne abusivement le temps en en oubliant la fluidité qui transforme spontanément le yīn (passion destructrice) en yáng (raison paisible) puis à nouveau en yīn, etc. Pour le Sage, « cette part yīn de nous-mêmes, celle du pathologique et des passions n’est pas à détruire, encore moins à éradiquer […], mais à soumettre, à discipliner » (Jullien, Figures de l’Immanence, pour une Lecture Philosophique du Yi King, iii). Il en va de même, bien entendu, si, comme le Sage confucéen, l’on s’intéresse essentiellement à l’enjeu social de la paix : « le Maître dit : « Il est bon d’habiter là où règne le sens de l’humanité. Pourrait-on appeler sage un homme qui choisirait de n’y point habiter ? […] L’homme honorable trouve la paix dans la vertu d’humanité » (Confucius, Entretiens (S.C.), IV, 1-2). Dans le taoïsme comme dans le confucianisme, « l’homme est naturellement dans cette parfaite centralité (avant que la diversité des passions ne se développe en lui), et il suffit ensuite qu’il maintienne ses sentiments dans un harmonieux équilibre pour que « le Ciel et la Terre soient à leur place » et que « tous les existants prospèrent »40 » (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l’Esthétique de la Chine, iv). Le Sage montre la Voie par son seul exemple, celui de la neutralité, de la centralité (zhōng), de la fadeur (dàn en chinois, ce qui veut dire aussi « détachement », « légèreté »), car, « le Sage confucéen, quand il a rendu sa conduite conforme à la voie, tao, voit son effort persévérant, cumulatif, se renverser en parfaite aisance » (Jullien, l’Invention de l’Idéal et le Destin de l’Europe, vii)41 et l’exemple de l’aisance est toujours contagieux, communicatif. Tout particulièrement lorsque l’aisance va de pair avec le silence qui, à la manière du vide qui n’est ni néant absolu, ni mutisme absolu42 mais processus d’engendrement de l’harmonie conformément au Principe (la Voie). Ce silence n’est donc pas une absence de son, mais une absence de bruit, autrement dit absence de ce qui nuit à l’harmonie sonore43. C’est d’ailleurs pourquoi « l’éclat de la personnalité du Sage (shèng) tient à l’équilibre qu’il sait maintenir dans son for intérieur (zhōng) […] aussi, parce qu’il sait demeurer fade et discret, la plénitude de la capacité qu’il accumule en lui « se voit d’elle-même » » (Jullien, Figures de l’Immanence, pour une Lecture Philosophique du Yi King, iii). Ainsi, pour parodier Platon qui définissait le temps comme « l’image mobile de l’éternité », nous pourrions dire que le silence est l’image sonore de la paix, ce qui, en grec, se dit justement sumphonia, littéralement « sonorité partagée » et qu’on traduit généralement par « harmonie »44. Si, comme nous l’avons suggéré, l’argutie et la disputatio sont naturellement facteurs d’hostilité, de bruit et de fureur, alors il y a des chances pour que le silence (en tant qu’harmonie et non en tant que néant) soit l’indice de la paix, une paix qui, précisément, ne doit rien à ces discours grandiloquents qui, avons-nous vu, ne sont que des soi-disant redoublements du réel, non le réel lui-même. Clément Rosset explique précisément l’émergence de la colère (et, par suite, de l’hostilité) « par l’impuissance à montrer à l’autre qu’il a tort, d’où il s’ensuit l’impossibilité de prouver à soi-même qu’on a raison […]. Cette colère n’est, au fond, qu’une expression parmi d’autres du refus de la réalité » (Rosset, le Réel et son Double, iii, 1)45, réalité qui, pour la sagesse chinoise, ne se laisse pas redoubler par un discours vrai. On remarquera par ailleurs que, dans la visée de la paix, ni le taoïsme ni le confucianisme ne dissocient jamais l’aspect cosmologique (l’univers en paix) de l’aspect anthropologique (l’humanité en paix), et, concernant celui-ci, ne séparent jamais l’aspect social (la paix entre les hommes) de l’aspect psychologique (la paix en chacun des hommes). Mieux encore, « vide, calme, sérénité, détachement, cette disposition disponible consiste à se déprendre de toute disposition particulière limitée et figée (celle du « moi »). Pour l’obtenir, on ne peut compter sur la seule raison, mais il n’y a pas non plus à l’attendre de la grâce, il faut une hygiène de l’esprit qui est aussi et d’abord celle du corps (cf. la respiration, le souffle) » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, II, iv). Avec une telle conception, disons « hygiénique » ou « médicale », de la paix, on est donc aux antipodes de la conception morale ou éthique qui est celle de la philosophie. Certes l’évocation taoïste de la stabilité de l’assise (zuò, métaphore de l’eau) et de l’importance du souffle (, métaphore du vent) dans l'(e) (r-)établissement de la paix font signe vers âsana et prânâyâma dont nous avons déjà souligné l’importance pour l’intelligence du texte de Patañjali. Pour autant, qu’en est-il explicitement de la notion de paix dans les Yoga-Sûtra ?

Du point de vue de la manière d’envisager le traitement du problème de la paix, il semblerait que les spiritualités issues du sous-continent indien soient un moyen terme entre la rationalité charismatique des conceptions philosophiques qui insistent sur l’importance du langage et la disponibilité mystique des sagesses tao-confucianistes qui, au sens de Wittgenstein, montrent plus qu’elles ne disent. Expliquons-nous. Il existe une grande notion partagée à la fois par le bouddhisme, l’hindouisme, le jaïnisme et le sikhisme, c’est celle de non-violence (ahimsâ). L’indianiste Anne-Marie Esnoul la définit de la manière suivante : « sur le plan naturel, la violence est une loi générale, liée à la lutte pour l’existence ; la pensée indienne lui oppose une doctrine qui prend sa source dans une vision cosmique et spiritualiste du monde : au-dessus de cette compétition vitale règne une Énergie universelle et conciliatrice. En pratiquant l’ahimsâ, l’homme dépasse sa condition humaine pour se fondre dans le Soi universel. […] L’Énergie suprême […] agit de l’intérieur et donc de façon non-violente » (Anne-Marie Esnoul, Encyclopædia Universalis, index *, 58c). Pour la philosophie, la nature extérieure aux hommes est généralement considérée comme intrusive et donc violente pour le soi et c’est cette intrusion violente qu’il s’agit de combattre en acquérant et/ou en cultivant une disposition intérieure à s’opposer à cette violence par la conceptualisation consciente afin de se retrouver, si possible, tel qu’en soi-même. Tandis que, dans la sagesse chinoise taoïste ou confucianiste, il y a en tout être humain une capacité innée à s’abandonner à la Voie qui est la raison d’être de tous les existants, et c’est ce bienveillant abandon, ce lâcher-prise fécond qui est spontanément (ré-)conciliateur en ce qu’il supprime toute tension et donc toute violence. Les Upanishads46, textes hindous reprenant et développant les Vedas sacrés, font fréquemment allusion à ahimsâ en l’interprétant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Tantôt, en effet, dans un sens tao-confucianiste, c’est l’abandon qui est suggéré : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama traduit aussi par « patience »], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui ; si on y ajoute un mental voué au service de l’humanité au meilleur de ses capacités, on parvient à cette bienveillance dont les connaisseurs des Vedas confirment l’importance » (Jabala Darshana Upanishad). Et tantôt, dans un sens philosophique, c’est au contraire l’effort, tout à la fois moral et intellectuel, qui est suggéré : « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! […] Le Sage, le yogi, dont l’esprit est consacré aux vérités les plus hautes, ne devra pas tuer d’insectes, ni de vers, ni de papillons, ni abîmer d’arbres » (Narada Parivrajaka Upanishad). On pourrait s’attendre à ce que le yoga, l’une des six darshana47 et, plus particulièrement le râja yoga (« yoga royal ou intégral ») ou ashtânga yoga (« yoga à huit membres ») qui fait l’objet des Yoga-Sûtra de Patañjali reprenne à son compte cette notion d’ahimsâ, fût-ce au prix de cette équivocité. Pourtant, loin d’y occuper la position centrale que nous avons évoquée supra, le couple himsâ/ahimsâ (violence/non-violence) n’est mentionné que trois fois dans le texte de Patañjali. Une première fois dans l’énumération des cinq yama : « non-violence [ahimsâ], véracité [satya], absence de vol ou désintéressement [asteya], continence ou modération [brahmacarya], pauvreté ou refus des possessions inutiles [aparigraha], tels sont les réfrènements [yama] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30)48. Puis, un peu plus loin : « [d]es pensées comme la violence [himsâ], qu’on la vive, la provoque, ou l’approuve, sont causées par l’impatience, la colère et l’erreur. Qu’elles soient faibles, moyennes ou fortes, elles engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). On voit bien cependant que l’arrière-plan de ces deux sûtra est clairement philosophique : à la base de la violence, il y a des pensées, donc, pour la faire cesser, il faut se refréner et faire l’effort de « méditer sur le contraire » (F.M.), « susciter l’opinion contraire » (A.D.), « implanter la pensée contraire » (B.O., J.P.). Quant à la troisième occurrence de cette notion, elle précise qu’ « en présence de celui qui a adopté la non-violence [ahimsâ] tous les êtres renoncent à l’inimitié [vaïra] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 35). Donc, d’une part, l’enjeu de ce sûtra, qui porte sur « tous les êtres », et pas seulement les êtres humains, ni même les êtres vivants, n’est plus étroitement anthropologique comme c’était le cas dans les deux sûtra précédents mais semble, à présent, cosmologique. Et, d’autre part, il met l’accent sur l’incitation exemplaire de celui ou celle qui fait preuve de sagesse. Ce qui évoque la pensée chinoise de la Voie à laquelle incite spontanément la présence et l’exemple du Sage. Mais, après ii, 35 (et il reste encore 109 sûtra avant la fin !) il ne sera plus jamais question ni d’himsâ ni d’ahimsâ. Doit-on en inférer que la notion de paix est quasiment absente des Yoga-Sûtra de Patañjali, ce qui ferait de ce corpus une surprenante exception dans la pensée indienne ? Oui et non. Oui s’agissant de l’occurrence explicite du terme shanti (« paix »)49 qu’on ne rencontre pas une seule fois dans les 195 sûtra. Oui aussi en ce que, à l’exception de ii, 35 déjà cité et d’une allusion indirecte à la préservation de l’harmonie universelle en iv, 350, il semble que la recherche de la paix dans le sens bouddhiste ou taoïste d’une harmonie naturelle et universelle ne soit pas la préoccupation première de Patañjali. Cependant, la réponse à la question est nettement moins catégorique pour peu que, d’une part, on restreigne la notion de paix à sa seule dimension anthropologique et psychologique, autrement dit, si on la comprend plutôt comme « paix intérieure » (« non-violence à l’égard de soi-même », dit Ysé Tardan-Masquelier), et, d’autre part, on élargisse la compréhension anthropologique de « paix » au point d’y voir le sens diffus de très nombreux autres termes sanskrits faisant partie du même champ lexical de la paix. Par exemple « sérénité » (prasâda, samtosha) : « la sérénité de l’esprit [prasâda] s’installe lorsque, devant les événements tristes, bons ou mauvais qui se présentent, nous réagissons par l’amitié, la compassion, la paix, la joie et le désintéressement [upekshâ vishayânâm] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 33). Ou encore : « l’expérience d’enstase [samâdhi] sans activité mentale induit un état intérieur de paix et de clarté [prasâda] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 47). Ou bien « pureté » (shausha, shuddhi) : « la purification [shausha] provoque l’indifférence à son propre corps et l’absence de contact avec autrui. On y gagne en outre la pureté [shuddhi] lumineuse et la paix du mental, la concentration, la conquête des sens, la capacité de réaliser l’âme universelle. La sérénité [samtosha] procure le bonheur [sukha] parfait » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 40-42). Il semble donc que ce soit de la seule paix du mental (citta) qu’il est question ici, laquelle vient, finalement, se confondre avec vairâgya (« détachement », « indifférence à l’objet » rendu ici par upekshâ vishayânâm) dans le cas de i, 33, et, surtout, avec samâdhi (« unité ») pour i, 47 ou ii, 40-42. Ce qui, après tout, est conforme à l’orientation essentiellement psychologique du yoga dans l’économie générale des six darshana47. Il reste que, si on ajoute à cela le fait que les traductions que nous avons consultées sont, en l’occurrence, extrêmement fluctuantes, parfois de la part du même traducteur51, les Yoga-Sûtra de Patañjali donnent une bien moindre place (ou, en tout cas, une place bien moins nette) à la notion de paix qu’à celles de vide ou d’unité et, par ailleurs, lui accordent une importance plus restreinte que ne le font les grands textes fondateurs des traditions indienne ou chinoise.

Pour conclure, nous rappellerons que la philosophie n’est pas la sagesse. À la première appartient l’ambition intellectuelle et rhétorique de réformer ce qui, dans la représentation conceptuelle que les hommes se font du réel, relève de l’illusion propre à égarer l’esprit sur ce qu’il convient de faire pour diriger le corps du mieux possible, à savoir rechercher d’abord le bien moral ou le bonheur éthique à travers le vrai théorique. À la seconde, au contraire, appartient l’aisance humble et parcimonieuse de l’être humain tout entier se fondant dans l’harmonie du réel à laquelle il est toujours tenté de se soustraire au nom du droit imprescriptible à dire « je sais que … », mais qu’il suffit de réguler par des indications ponctuelles qui le ramènent sur la Voie de la vacuité de l’ego comme du scio, de l’unité du Cosmos et, enfin, de la paix intérieure comme extérieure. Si on accepte cette distinction, alors la question de savoir si les Yoga-Sûtra de Patañjali relèvent de l’une ou de l’autre catégorie s’avère difficile à trancher. En effet, ce texte rappelle, par bien des égards, la tradition philosophique occidentale : par le caractère méthodique et progressif de sa composition d’abord, ensuite par l’importance accordée, plus particulièrement dans ses première et quatrième parties, à la théorie de la connaissance, enfin par l’orientation éthique, voire moralisante qui se dégage des deuxième et troisième parties. Cela dit, les Yoga-Sûtra ont manifestement aussi des points communs avec les sagesses orientales (notamment le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme) : du point de vue de la forme, le style est plus allusif (aphoristique) que franchement démonstratif (de là l’abondance et les divergences tant de traduction que de commentaires) et on ne peut manquer de percevoir un certain flottement sémantique dans des notions-clés comme celle d’esprit (neuf mots pour en parler !) ou celle de connaissance (dix termes différents !) ; quant au contenu du texte, même si la notion de paix, pourtant centrale dans les spiritualités orientales, n’est, ici, abordée que superficiellement et indirectement, d’autres, tout aussi importantes, telles que celle de vide-détachement (vairâgya) de l’esprit à l’égard de ce qui le perturbe et, surtout, d’unité-unification (samâdhi) de l’être conscient avec soi-même et avec le Cosmos, font l’objet d’un traitement approfondi. D’ailleurs, toute l’équivocité de ce texte se trouve résumée dans le sûtra par lequel se clôt le traité de Patañjali: « la réabsorption des guna, vidés de leur raison d’être, par rapport au purusha, marque l’état d’isolement [kaïvalya] de la conscience [citi] dans sa forme originelle » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 34), sûtra qui, dans sa formulation, aurait été sans doute été approuvé par Platon (effort de lutte contre les passions) autant que par Lǎo Zǐ (abandon au cours de la Nature).

1Le sens premier de la théôria grecque est, d’ailleurs, celui d’une procession.

2De ce point de vue, le fonctionnalisme normatif d’un Popper (cf. Corps et Âme) s’accorde avec le dào.

3Cf. aussi Zhuāng Zǐ : « le Tao ne peut-être entendu ; ce qui s’entend n’est pas lui. Le Tao ne peut être vu ; ce qui se voit n’est pas lui. Le Tao ne peut être énoncé ; ce qui s’énonce n’est pas lui. Qui donc connaît ce qui engendre les formes est sans forme. Le Tao ne doit pas être nommé » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §22).

4« Tandis qu’en Grèce la substance a servi de support à la vérité, la Chine ne l’a pas pensé […]. Où l’on voit que la notion de cun, « exister », « se trouver dans », qui sert aujourd’hui à traduire la notion occidentale d’ontologie, n’est pas développée. Ainsi, yin et yang ne sont pas matière mais facteurs de polarité » (Jullien, un Sage est sans Idée, ou l’Autre de la Philosophie, I, viii).

5Rosset joue, évidemment, sur la double étymologie du grec idiôtês, tout à la fois « simple », « unique » et « vulgaire », « imbécile ».

6L’ouvrage s’ouvre sur cette annonce : « voici l’enseignement traditionnel [anushâsanam] du yoga » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 1).

7Cf. note 41 de la première partie.

8Autre darshana ou doctrine astika reconnaissant l’autorité des Vedas et des Upanishads. Cf. note 47.

9« Les preuves d’une connaissance juste sont la perception sensorielle directe, la déduction par inférence, l’enseignement traditionnel. La non-discrimination aboutit à une connaissance erronée parce qu’elle n’est pas fondée sur la vraie nature des choses. Les opinions personnelles proviennent de l’attribution d’une valeur à des mots privés de sens réel et sans objet. Le sommeil avec rêve est un état qui s’appuie sur une expérience qui n’existe pas. La mémoire est la persistance des impressions laissées par les objets perçus dans la substance mentale » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 7-11).

10Jean Papin et Jean Bouchart d’Orval traduisent pramâna par « connaissance juste », François Mazet par « raisonnement juste », Alyette Degrâces par « mesures de connaissance ».

11Le terme « enstase », forgé par Mircea Eliade sur le modèle de et en opposition à l’extase (ek-stasis, « sortie de soi ») mystique, est approuvé par Jean Varenne et Ysé Tardan-Masquelier qui y voient l’expression exacte pour un esprit qui rentre en lui-même tandis que l’extase suppose, au contraire, une sortie de soi-même. Cela dit, que le mouvement se fasse vers l’intérieur ou bien vers l’extérieur de soi-même, il s’agit, dans tous les cas, pour l’esprit de se purifier en se dématérialisant.

12Il ne faut pas se méprendre sur le sens de la devise inscrite au fronton du temple d’Appolon à Delphes : gnôthi séauton (« connais-toi toi-même ») qui précède et complète la mise en garde mêden agan (« rien de trop ») pour inciter le visiteur à prendre conscience de ses limites, donc à limiter ses désirs.

13Le terme samâdhi est traduit par « unité » chez Jean Papin et Françoise Mazet et par « rassemblement-absorption » chez Alyette Degrâces. Jean Bouchart d’Orval ne traduit pas.

14Dans l’acception sémantique (sujet de conversation) comme dans l’acception politique (sujet de droit) du terme « sujet ».

15Comme l’ont par ailleurs remarqué un certain nombre de Philosophes anti-métaphysiciens (par exemple Pascal, Nietzsche, Bergson, Wittgenstein ou, plus récemment, Rosset), une telle obsession de la stabilité, de l’immuabilité, de l’essence, n’est que l’autre nom du refus du temps, plus particulièrement, du présent.

16

« Dans la nuit de Brahman, la nature est inerte et ne peut danser tant que Shiva ne le désire : il se relève de son extase et, dansant, envoie à travers la matière inerte des ondes sonores d’éveil. Et voici que la matière danse aussi, faisant autour de lui un cercle glorieux. Dansant, il soutient des myriades de phénomènes. Quand les temps sont révolus, dansant encore, il détruit toute forme et nom par le feu et apporte un nouveau repos. Cela est de la poésie mais n’en est pas moins de la science » (A.K. Coomaraswamy, the Dance of Shiva, in F. Capra, le Tao de la Physique, xv). De même, « le Yi King [le Livre des Transformations ou le Livre des Mutations, ou encore le Classique du Changement] contient le fruit de la sagesse la plus achevée de plusieurs millénaires. Il ne faut donc pas s’étonner si, en outre, les deux branches de la philosophie chinoise, le confucianisme et le taoïsme, ont ici leurs communes racines […]. Nous tenons là l’idée fondamentale et décisive du Livre des Transformations. Les huit trigrammes sont des signes d’états de passage changeants, des images qui se transforment continuellement. Ce que le Yi King a en vue, ce ne sont pas les choses dans leur essence – comme ce fut principalement le cas en Occident –, mais les mouvements des choses dans leur transformation. Ainsi les huit trigrammes ne sont pas les figures des choses, mais celles des tendances de leur mouvement » (R. Wilhelm, Yi King, le Livre des Mutations, introduction du traducteur).

17Depuis Aristote, le principe de (non-)contradiction interdit à deux énoncés contradictoires (p et non-p) d’être simultanément vrais. Pour reprendre l’exemple d’Aristote, p : « Socrate est assis » et non-p : « Socrate n’est pas assis » ne peuvent être « simultanément » vrais. Or une telle évidence est extrêmement problématique. D’abord parce que, comme le montre Einstein en 1905 dans sa théorie dite de la « relativité restreinte », la simultanéité n’existe pas. Dire que e et e’ sont deux événement simultanés pour un observateur o, c’est seulement dire que o les voit « en même temps », ce qui est, sinon arbitraire, du moins relatif à la position particulière de o. Dans l’absolu, p et non-p ne pourraient donc être vrais que successivement : p est vrai à l’instant t, non-p est vrai à l’instant t’. Sauf que si, à l’instar de Bergson ou de Wittgenstein, ou encore des taoïstes, des hindouistes ou des bouddhistes, on refuse d’admettre que le temps soit fractionnable en unités discrètes (instants) au même titre que l’espace, alors t et t’ ne désignent plus deux réalités temporelles distinctes mais pointent ensemble vers le même devenir, le même flux temporel, le même mouvement cosmique perpétuel. L’incompréhension philosophique de ce principe, évident pour les sagesses orientales, va produire toutes les apories métaphysiques relatives à la causalité, à la substantialité ou à l’identité.

18Rappelons la définition que donne Wittgenstein de la tautologie : « la tautologie et la contradiction […] ne disent rien. La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. […] Tautologie et contradiction ne sont pas images de la réalité. Elles ne représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune » (Wittgenstein, Tractatus, 4.461-4.462). On comprend, dès lors, qu’en tant qu’elle « permet toute situation possible » , que, donc, elle maximise la disponibilité au réel que vise le Sage, « la tautologie, bien loin de représenter un vice logique, constitue l’expression idéale de la régulation » (Jullien, le Détour et l’Accès : Stratégies du Sens en Chine, en Grèce, x). Ou encore que « la tautologie est à la philosophie ce qu’est la métaphore à la littérature : le meilleur et le plus sûr indicateur du réel » (Rosset, l’École du Réel). Donc, tout en ne « disant » rien, ce qu’il y a de plus riche, pourrait-on ajouter.

19Cf. note 41 de la première partie.

20« Non-violence [ahimsâ], véracité [satya], absence de vol ou désintéressement [asteya], continence ou modération  [brahmacarya], pauvreté ou refus des possessions inutiles [aparigraha], tels sont les réfrènements [yama] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 36). Notons que ces cinq yama correspondent exactement aux cinq mahavrata (« grands vœux ») du jaïnisme.

21« Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n’a plus qu’un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, il croit ne dépendre que de soi […]. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous […]. Or, le royaume de Dieu est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous » (Pascal, Pensées, B483-485).

22« L’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature. [Or, comme] la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions » (Spinoza, Éthique, IV, 4).

23Notons que, des trois monothéismes, l’islam est le seul à désigner le Dieu (al-lah) plutôt que Dieu.

24Françoise Mazet et Alyette Degrâces traduisent « Seigneur », Jean Bouchart d’Orval « Divin ».

25« Ces obstacles [antarâya] qui perturbent le mental [citta] sont la mauvaise santé, les difficultés matérielles, le doute, la négligence ou irrégularité de la vie, la paresse, la sensualité, entraînant le manque d’enthousiasme pour la pratique, les idées fausses, l’impossibilité d’atteindre la concentration et de s’y maintenir. La souffrance physique, la dépression, le tremblement des membres et la respiration anarchique accompagnent cette distraction de l’esprit » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 30, 31).

26« Accompagné de raisonnement, de discernement, de joie et de sens du « je suis », le samâdhi est avec connaissance [samprajñâta] » (Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 17).

27« Quand cesse toute activité mentale grâce à l’expérience renouvelée de cet état, s’établit le samâdhi asamprajñâta, sans support » (Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), i, 18).

28Il anticipe sur dhâranâ (concentration, recueillement) qui sera, à partir de ii, 29, le sixième « membre » (anga) du yoga.

29Il n’est pas inintéressant de constater que l’Octuple Sentier bouddhiste (cf. note 47 de la première partie) comporte, lui aussi, huit « membres » dont les trois premiers (shîla) correspondent à yama et niyama, les trois suivants (prajñâ) à samprajñâta samâdhi, c’est-à-dire au samâdhi avec connaissance, et les deux derniers (samâdhi) à dhâranâ et à dhyâna. Le bouddhisme zen qui va se répandre en Chine à partir du V° siècle va particulièrement insister sur l’importance de la méditation (dhyâna en sanskrit, chán en chinois, zen en japonais).

30À ce propos, Ysé Tardan-Masquelier, dans l’Esprit du Yoga, a raison de souligner que la posture n’est pas une simple attitude ou une simple position. Contrairement à l’attitude, elle exige l’immobilité ou, en tout cas, l’économie gestuelle. Et, contrairement à la position, elle suppose une maîtrise consciente du schéma corporel.

31Dans le chapitre vi de son ouvrage, l’auteure ironise sur la fétichisation moderne des pratiquant(e)s du seul aspect postural du yoga (au point d’aller jusqu’à organiser des compétitions de postures yogiques, un peu sur le modèle de la gymnastique, de la danse ou du patinage artistique !).

32Là encore, on remarquera que les Philosophes ne détestent pas, tout au contraire, méditer en marchant (cf. Kant ou Heidegger), voire, comme Socrate ou Aristote, enseigner en marchant. Comparons avec Zhuāng Zǐ : « Yan Hui dit à Confucius : « Je progresse. » « Quel signe en as‑tu ? » demanda Confucius. « Maintenant, dit Yan Hui, quand je m’assieds pour méditer, j’oublie absolument tout. » Très ému, Confucius demanda : « Qu’est‑ce à dire ? ». Yan Hui répondit : « Dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à celui qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout [zuò wàng]. Confucius dit : « C’est là l’union, dans laquelle le désir cesse ; c’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd. Tu as atteint la vraie sagesse. Sois mon maître désormais ! » (Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi (L.W.), §6).

33Insistons encore une fois sur la rigueur logique de l’argumentation, plus proche de celle de Spinoza que de celle de Lǎo Zǐ.

34On remarquera qu’en France, les fonctionnaires dédiés au maintien de l’ordre républicain sont appelés, fort opportunément, « gardiens de la paix » !

35Au sens d’une relation non-réflexive, anti-symétrique et transitive (par exemple, la relation « est supérieur à … »).

36Trois parties entendues comme trois castes ou trois classes sociales, c’est-à-dire trois groupes sociaux potentiellement antagonistes car fondamentalement hétérogènes : « Socrate : vous êtes tous frères, dirons-nous, […] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans » (Platon, République, III, 415a). Rappelons que « la guerre ne consiste pas seulement dans des combats effectifs, mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée » (Hobbes, Léviathan, XIII).

37Rappelons que, pour les Grecs en particulier, la Nature (phusis) est tout sauf le domaine de l’harmonie. Les dieux s’y livrent des combats désordonnés et acharnés dont les mortels font, évidemment, les frais. La tragédie, mais aussi la comédie et l’épopée en témoignent abondamment.

38.Cf. Cicéron citant Épicure : « jusque dans le taureau de Phalaris, un sage dira : ‘Que ceci est agréable ! Que j’en suis peu ému‘. […] Je n’en exige pas tant de vous. Laissons ce voluptueux tenir dans te taureau de Phalaris le langage qu’il tiendrait dans un lit mollet. Pour moi, je ne crois point la sagesse capable d’un si grand effort. C’est remplir son devoir que de marquer du courage en pareil cas » (Cicéron, Tusculanes, I, ii, 6).

39Faisant allusion au courant romantique, Charles Taylor rappelle que « Herder proposait une image de la nature comme un grand courant de sympathie qui traversait toute chose : « siehe die ganze Natur, betrachte die grosse Analogie der Schöpfung. Alles fühlt sich und seines Gleichen, Leben wallet zu Leben » [« regarde le tout de la nature, considère la grande analogie de la création. Tout se sent soi-même et ce qui lui ressemble, la vie se réverbère dans la vie » -vom Erkennen und Empfinden der menschlichen Seele-]. L’homme est la créature qui peut prendre conscience de cette analogie et l’amener à l’expression. Sa vocation […] est « dass er Sensorium seines Gottes in allem Lebendem der Schöpfung, nach dem Masse es ihm verwandt ist, werde » [« de devenir l’organe de son Dieu dans toutes les choses vivantes de la création, selon la mesure de la relation qu’elles entretiennent avec lui » -id.-] » (Taylor, les Sources du Moi, 21.1). Nous pourrions y ajouter quelques citations de Montaigne ou de Rousseau. Il reste que les uns et les autres sont trop inféodés à la métaphysique théologique et se complaisent trop dans la grandiloquence de l’expression pour être assimilés à des Sages au sens où nous en parlons ici. Par ailleurs, l’ « intériorité » humaine n’entretient, chez eux, qu’un rapport analogique avec son extériorité naturelle, tandis que, dans la pensée chinoise, il n’y a pas analogie mais homologie : le for intérieur (zhōng, qui signifie aussi « harmonie », « concorde ») du Sage n’est « intérieur » que d’un point de vue de la centralité géométrique (ou symbolique) de la personne du Sage (on pourrait, en ce sens, parler d’une sorte de « centre de gravité ») mais n’est en rien étranger à la Nature.

40L’auteur cite le Zhong Yong (zhōng yōng, littéralement « le centre harmonieux » ou « la concorde harmonieuse ») est l’un des quatre livres fondateurs du confucianisme.

41Et d’ajouter : « ce naturel de ce qui vient alors tout seul, par retour d’immanence, est ce qui s’oppose le plus discrètement à l’idéal [philosophique] » (-ibid.-).

42Cf. note 17 de la première partie.

43 « C’est là un lieu commun du taoïsme : de même qu’il spiritualise sa vision, le Sage sait prêter l’oreille au silence, et c’est à ce stade qu’il perçoit l’harmonie » (Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l’Esthétique de la Chine, viii). Miles Davis disait que seul le silence est la véritable musique, les notes ne faisant qu’encadrer ce silence (à la manière dont on encadre une toile pour la mettre en valeur).

44Tandis qu’Harmonie est, chez les Grecs, la fille de la déesse de l’amour et du dieu de la guerre ! Cruauté de la mythologie.

45A contrario, « s’aimer d’amour vrai implique une indifférence à toutes ses propres copies […]. Tel est le misérable secret de Narcisse : une attention exagérée à l’autre [réalité] » (Rosset, le Réel et son Double, iii, 3). On pourrait actualiser cette remarque et dire que le narcissisme moderne consiste à contempler son double, non pas tant dans un miroir que sur ses documents officiels (papiers d’identité, diplômes, etc.) ou sur les « réseaux sociaux ».

46Littéralement : écoute humble et respectueuse de la parole du Maître en position assise. Encore un exemple de la corrélation de la sagesse avec l’assise.

47C’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe interprétant les Vedas et les Upanishads, chacune le faisant d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). On remarquera, là encore, la rigueur et (la prétention à) la complétude de l’ensemble.

48À noter, cependant, que les commentaires de Yoga-Sûtra ii, 30 soulignent tous plus ou moins le caractère matriciel d’ahimsâ par rapport aux quatre autres yama qui n’en sont, tout bien considéré, que des déclinaisons.

49Que l’on retrouve, en revanche, dans de très nombreux mantra ainsi que dans les raisons sociales d’innombrables structures, associations, clubs et institutions promouvant la pratique du yoga. Il n’est que de taper les mots-clés shanti et yoga dans un moteur de recherche pour s’en convaincre !

50Indirecte mais de tonalité très taoïste : « le but [du yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ » (Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). Ce qui sonne comme « le Sage travaille à non-agir [wú wéi] » (Lǎo Zǐ, Tao Te King (S.G.), §2).

51Alyette Degrâces traduit prasâda par « transparence », samtosha par « contentement » ; Jean Bouchart d’Orval traduit prasâda par « clarté » en i, 33 et par « grâce » en i, 47 ; Françoise Mazet traduit prasâda par « apaisement » en i, 33 ; Jean Papin traduit prasâda par « paix et clarté » en i, 47.